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La coupe de cheveux d'un dictateur

La Philo de l'Info, c'est chaque vendredi à 19h15. Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de Philosophie Magazine, notre partenaire pour cette séquence, nous parle de la coupe de cheveux d'un dictateur, à des fins de propagande.
Article rédigé par Alexandre Lacroix
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4min
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Au cours des dernières 48
heures, une rumeur très savoureuse a fait le tour de la planète, relayée par
tous les grands médias, dont la BBC et la plupart des journaux français. A
l'origine de cette rumeur, il y a un article publié dans un journal sud-coréen,
le Korea Times  : ce dernier annonçait que le leader de la Corée du Nord, Kim
Jong-Un, avait décidé d'imposer à tous les citoyens coréens de porter la même
coupe de cheveux que lui. Une coupe très particulière, car Kim Jong-Un a les
cheveux rasés sur les côtés, et une grande mèche plaquée sur la
tête.

La rumeur était crédible pour
plusieurs raisons. D'abord, parce que Kim Jong Un est un dictateur mégalomane,
qui a déjà beaucoup fait parler de lui récemment pour avoir fait exécuter son
oncle, N°2 du régime, en décembre dernier, et pour avoir, lors de sa cérémonie
des vœux du 1er janvier 2014, menacé les Etats-Unis d'un  "désastre
nucléaire".

Avec lui, le délire est vraisemblable.

Ensuite, parce que le port
des cheveux est déjà, en Corée, strictement encadré, comme tous les aspects de
la vie quotidienne : d'après ce que j'ai pu lire, les hommes ne peuvent choisir
qu'une parmi dix coupes de cheveux dans les salons de coiffure ; et ils ont tous
l'obligation d'aller chez le coiffeur deux fois par mois, car, selon le régime,
une coupe trop longue "pompe la matière cérébrale". Enfin, parce que c'est
vraiment l'image du pouvoir dans ce qu'il a de plus absolu, quand il impose au
corps sa loi : ainsi, Pierre le Grand, le tsar, avait interdit aux Russes de se
raser la barbe, la barbe étant le symbole du moujik
arriéré.

C'est faux, mais ça vous
intéresse ?

Oui, parce que cela pose une
bonne question. En effet, il faut remarquer que tous les modèles de société ont
un problème avec la différence. Le capitalisme a, d'une certaine manière, trouvé
une parade en remplaçant la différence authentique – c'est-à-dire la possibilité
pour un individu d'affirmer sa singularité contre toutes les modes – par la
différenciation .

Cette substitution a été très bien relevée et analysée
par Jean Baudrillard, dans un ouvrage désormais classique, La Société de
consommation
(1970). Baudrillard y explique que le capitalisme a inventé,
pour renouveler et multiplier les désirs de consommation, la production
industrielle de la différence
. C'est un phénomène que nous voyons partout à
l'œuvre autour de nous : nous ne nous sentons pas contraints, nous n'avons pas
l'impression d'être dans une société uniformisée, parce que, lorsque nous
entrons dans un supermarché, nous avons le choix entre quarante marques de
lessives dont les compositions sont toutes à peu près égales ; nous avons aussi
le choix entre Coca-Cola et Pepsi-Cola  ; entre Levi-Strauss et des dizaines
voire des centaines d'autres marques de blue jeans. Du coup, les comportements
d'achat sont personnalisés , mais aussi incroyablement homogènes : deux
cadres d'entreprise de 35 ans vivant dans la même ville possèdent à peu près les
mêmes objets et le même style vestimentaire.

Et
dans les pays communistes, cela se passe comment ?

Au contraire, dans les pays
communistes, la différence tend à être éradiquée purement et simplement. Les
systèmes totalitaires veulent produire un homme nouveau, mais pas plusieurs
hommes nouveaux : c'est pourquoi ils entendent couler le citoyen dans un moule.
Donc, ils procèdent à une production industrielle de
l'égalité
.

Mais de toute cette folle
rumeur, il y a un autre enseignement à tirer, plus paradoxal. Car, avant le
Korea Times , cette fausse information a été lancée par Radio Free Asia. Radio
Free Asia, c'est une radio créée par la CIA, qui émet en neuf langues sur le
continent asiatique, et qui fait de la propagande pour la démocratie et le
capitalisme. Donc, avec cette rumeur, on voit que le serpent se mord la queue :
la propagande américaine est en train de se moquer de la propagande
nord-coréenne, qu'elle juge pire qu'elle !

Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de
Philosophie magazine
.

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