Ils ont fait l'actu. Justine Triet, réalisatrice du film "Anatomie d'une chute", Palme d'Or au Festival de Cannes 2023
Le 27 mai 2023, Justine Triet reçoit la Palme d'Or à Cannes pour son quatrième long-métrage, Anatomie d'une chute, des mains de Jane Fonda. Un prix prestigieux pour la réalisatrice, dont les films ont toujours été bien accueillis au Festival, aussitôt assorti d'une polémique suite au discours engagé et frontal de la réalisatrice ce soir-là.
"Le pays a été traversé par une contestation historique de la réforme des retraites. Cette contestation a été niée et réprimée, de façon choquante. Et ce schéma de pouvoir dominateur, de plus en plus décomplexé, éclate dans plusieurs domaines. La marchandisation de la culture, que le gouvernement néolibéral défend, est en train de casser l'exception culturelle française", déclare Justine Triet à la tribune.
Les réactions critiques pleuvent. La ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, se dit sur Twitter "estomaquée" et rappelle que "ce film n'aurait pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma".
Un long-métrage déroutant
Avant le scandale, il y a un très grand film, qui montre le procès de Sandra, écrivaine à succès, très libre, interprétée par l'impeccable actrice allemande Sandra Hüller, jugée pour le meurtre de son compagnon, homme au foyer à fleur de peau et écrivain empêché, retrouvé mort au pied de leur maison. Est-il tombé, a-t-il été poussé, s'est-il jeté dans le vide ? Dans une mise en scène inventive, le film dissèque les rouages de la justice et celles d'un couple qui se délite. Un long-métrage intelligent, déroutant, addictif, très réussi.
Quant à son discours politique préparé deux jours avant la cérémonie de clôture, Justine Triet s'explique. "Dans la première partie de mon discours, je parle des retraites. J'étais assez révoltée de ce qui s'est passé et j'avais besoin de le dire. Mais après, c'est ce qui m'a touchée, j'ai eu tellement de messages de soutien, et attention, pas que de mon milieu, de gens dans la rue aussi. Je mets mes enfants dans l'école publique, j'y suis allée. Les gens étaient très, très touchés de ce discours-là. Encore une fois, quand je parle des retraites, je ne pense pas à ma retraite. Je pense aux gens qui sont dans les métiers extrêmement difficiles. Quand on s'occupe de personnes âgées, quand on est dans le médical."
"Je pense que Cannes, c'est un endroit historiquement rappelons-nous quand même, où les gens ont le droit d'avoir une parole politique."
Justine Trietà franceinfo
"C'est une parole qui me semblait être la moindre des choses en fait, à l'endroit où j'étais, de penser à ces gens-là. Pour moi, c'est un discours de solidarité. C'est un discours qui dit que je m'intéresse aux générations qui arrivent, qui s'apprêtent à faire du cinéma. J'ai juste voulu afficher mon soutien et le fait qu'il fallait juste protéger cet endroit."
La cinéaste réagit à la réaction de la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, en ces termes, "pour moi, elle a démontré comment on faisait une fake news, c’est-à-dire qu'en fait elle a déformé mes propos et elle a un peu jeté de l'huile sur le feu. En parlant d'ingratitude, elle a fait croire que mon discours était un discours de plainte envers des gens extrêmement privilégiés, donc elle a complètement torpillé mon message."
La Palme d'Or, un moment "presque trop fort"
En ce qui concerne la Palme d’or en elle-même, elle se souvient "d’un moment irréel, extrêmement puissant. Je suis fière aussi pour mon équipe, beaucoup de gens qui nous accompagnent pendant trois ans. Sur le moment c’était tellement fort, presque trop que je n’ai réalisé que deux jours après ce qu’il m’arrivait et j’en prends conscience seulement récemment."
"Ce qui me rend très heureuse aussi c’est qu'il y a eu très peu de projections mais les rares qu'il y a eues en fait, le public est touché par le film et a une très forte émotion lui. Cela me fait très très plaisir, c’est quelque chose qui me bouleverse."
Dans son film qui dure deux heures et demie, Justine Triet prend le temps de disséquer l’histoire d’un couple et raconte les rapports de pouvoir, de domination, la jalousie, les non-dits qu’il renferme tout en montrant la mécanique d’un procès. Pour la réalisatrice, "le nerf, le pouls du film profond, c'est le couple, deux individus ensemble, souvent avec enfants. Le partage des tâches, la réciprocité dans le couple, le film pose cette question, finalement qu'est-ce qu'on se doit ? Qu’est-ce qu'on se donne ? Est-ce qu'une parité est possible réellement ? En fait, ce déséquilibre qui est souvent créé au sein du couple, il provoque des choses et c’est ce que je filme.
"Je m'amuse aussi à renverser les codes."
Justine Triet, réalisatriceà franceinfo
"Ici la femme a effectivement une position plutôt dominante, et l'homme est un peu, je dirais, malmené, il se sent délaissé, il est à la maison et fait à manger, il s'occupe des enfants, il est prof, il aimerait être aussi écrivain, mais il a du mal. Il se sent bouffé un peu par sa femme. Je pense que le film parle profondément de ça et d'amour aussi dans cet endroit qui s'appelle la famille, la maison."
Un personnage féminin qui dérange
L’une des réussites du film, c’est la juste complexité du personnage féminin, Sandra, qui assume tout ce qu’elle est, et c’est ce qui dérange. "Ce qui m'intéressait vraiment, c'est justement cette notion d'assumer en fait profondément ce qu'elle veut. Assumer ses choix et ne pas s'excuser de ça. Et ça, je crois que c'est peut-être la part la plus moderne de ce personnage. Tout ce qui la constitue comme une femme libre va se retourner d'une certaine façon contre elle."
Depuis son premier long métrage, La bataille de Solférino (2013), jusqu’à Anatomie d’une chute, les quatre longs métrages de Justine Triet proposent à chaque fois des personnages féminins forts, "parce que finalement au cinéma, il n'y en a pas tant que ça", reconnaît la réalisatrice. "Moi, j'ai envie de ramener une complexité et des portraits de femmes qui sont mues par des choses vastes, plus grandes, comme on le fait depuis des siècles avec les hommes."
"Les hommes ont le droit à ça, quand on regarde des séries comme Mad Men, que j'adore, le personnage principal, c'est un personnage masculin et on accepte des choses folles parce que c'est un homme."
Justine Triet, réalisatriceà franceinfo
Justine Triet, autrice de cinéma inventive et puissante assume son ambition, pour notre plus grand bonheur. "C’est un très beau mot et je suis souvent étonnée d'avoir l'impression que ça peut être vu comme une espèce de critique. Et surtout quand on est une femme. J'assume totalement d'être ambitieuse. Pour moi, dans l'ambition, il y a de la curiosité, ce n'est pas simplement une question de récompenses ou d’avoir envie d'avoir la lumière sur soi, ce n'est pas ça, c'est d'avoir envie de vivre, très fort."
La palme d'or à Cannes, Anatomie d'une chute de Justine Triet, cinéaste ambitieuse pour notre plus grand bonheur, sort en salles le 23 août.
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