Derrière le succès de Stéphane Hessel : "La politique ce n'est pas le vote"
Hormis dans quelques villes, le mouvement des Indignés n’a pas vraiment essaimé en France. Mais dans l’Hexagone, Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou, les éditeurs de Stéphane Hessel, ont vendu deux millions d’exemplaires d’”Indignez-vous!”, à l’origine du mouvement. Pour lancer le petit ouvrage né de leur rencontre avec le résistant et opportunément titré par l'éditrice, le couple avaient d’abord songé en imprimer huit mille. C’est dire, dans le cours ordinaire, la taille d’Indigène, leur petite maison d’édition basée à domicile, sur les flancs de la ville de Montpellier.
C’est en 1996 que ce couple crée Indigène. Le nom vient de leur tropisme pour les cultures non-industrielles (ils ne disent pas “primitives” ), de leur engagement pour la parole de ceux qu’ils appellent “les grands initiés” . Il prolonge aussi l’histoire de Sylvie, née en 1954 de parents enseignants très vite partis aux quatre coins du monde. Elevée au Maghreb ou au fond d’une vallée polynésienne, elle rentre en France passer le bac et préparer Normale Sup. Réussit mais démissionne : partie une année aux Etats-Unis rencontrer Henry Miller, elle préfère rester à Los Angeles poursuivre son dialogue avec l’écrivain.
Prolonger son engagement, aussi : la politique, chez elle, sédimente au creux du féminisme et des droits civiques dans la Californie des années 70. Pas au détour d’un bulletin de vote : rentrée en France, elle ne se souvient pas avoir voté pour François Mitterrand en 1981, quoiqu’elle se rappelle être sortie dans les rues au soir du 10 mai. S’être promenée avec Jean-Pierre, son compagnon et celui avec qui elle fondera Indigène, “contents de voir les gens heureux” . Cette extériorité à la politique lui restera, victoires de la gauche comprises. L’éthique est ailleurs, dit-elle :*
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“Je n’attends pas de la politique des réponses. Ca ne me concerne pas beaucoup. Pour moi un bon politique, c’est un bon gestionnaire. Pour moi, l’engagement commence par une exigence vis-à-vis de soi-même, une vigilance.”
Philippe Corcuff, maître de conférences en science politique à l’IEP de Lyon (et par ailleurs militant au NPA après 17 ans au PS), était l’invité de “Carte d’électeur” pour décrypter les nouvelles formes d’engagement. Il voit dans ce témoignage un prolongement de ce qu’il a relevé dans le mouvement des Indignés par exemple :
“L’effondrement des utopies, c’est la difficulté à s’inscrire dans un avenir qui pourrait être différent. Même les gens les plus critiques et les plus engagés, comme celle qu’on vient d’entendre, sont pris dans une forme de religion pratique de l’immédiateté. Les militants et les gens qui sont dans des mouvements spontanés sont comme ça : un jour on est sur le gaz de schisme, le lendemain sur les sans-papiers et le lendemain on va voter Montebourg. Et un autre jour, peut-être Mélenchon. Cette tentation de s’enfermer dans un présent perpétuel qui ne donne plus de moyens d’action autrement que par la satisfaction éthique d’un engagement personnel. Qui est quelque chose d’important mais pose la question : comment, à partir de soi, réussir à faire changer les choses ?”
"Ne pas voter ne fait pas de nous des abstentionnistes"
Quand Sylvie Crossman vote, elle vote blanc. Depuis le début de “Carte d’électeur”, en mai, c’est la première. Car Sylvie se définit comme militante. Pas comme abstentionniste. Le mot fait aussi bondir Jean-Pierre Barou. Quand elle le rencontre, elle est journaliste et lui démarre sa vie d’éditeur. Fils d’ouvriers parisiens, il a un diplôme d’ingénieur mais sa première vie fut celle du compagnonnage de Jean-Paul Sartre. Jean-Pierre est alors mao, militant à la Gauche prolétarienne, il rencontre l’intellectuel à “La Cause du peuple”. Il le suivra aux débuts du journal Libération, puis rejoindra les éditions du Seuil.
De cette époque, Jean-Pierre se souvient avoir voté “au moins une fois communiste” . Il était alors étudiant à Strasbourg, militait un temps aux Etudiants communistes. “Peut-être” y eût-il deux ou trois autres passages par l’isoloir, puis plus. Jean-Pierre n’est pas certain que ce soit très pertinent de parler de son rapport au vote, mais ne néglige pas raconter son engagement.
"Les Indignés sont un mouvement politique"
Philippe Corcuff retrouve dans ce témoignage qui ancre le politique loin des listes d’émargement un appétit qu’il relève aussi sur le terrain. Quand Jean-Pierre Barou affirme qu’il voit mal “comment glisser un bulletin serait la suite logique du mouvement extraordinaire, salvateur” née du mouvement des Indignés. Philippe Corcuff confirme qu’il ne s’agit pas d’une parole isolée :
“Les Indignés sont bien un mouvement politique puisqu’il naît d’une déception de la politique traditionnelle et qu’en même temps il porte des enjeux sur l’organisation de la cité et le problème central de la démocratie. Il y a dans ce mouvement une tentative de mettre en cause cette dégénérescence de l’idéal démocratique dans les régimes représentatifs professionnalisés.
Dans le cours routinier de nos régimes représentatifs modernes, on finit par s’habituer à l’idée que la démocratie c’est le pouvoir qu’on délègue à quelques professionnels. Mais le vote, c’est une des méthode dans l’idéal démocratique.”
"La politique ligote la pensée"
Sylvie dit que la politique ligote la pensée. Pourtant, ça la travaille : “le vote est quand même un instrument” - un instrument que certains n’ont pas. En 2012, elle ira peut-être. Au second tour en tous cas, pour voter Hollande si ça permet d’éviter un second mandat Sarkozy. Aux Primaires de la gauche, elle a voté Aubry. Jean-Pierre ne s’est pas déplacé. Car son indifférence pour le jeu des appareils vient d’une démission de la politique au sens large, certes. Mais d’une responsabilité plus forte encore de la gauche :
“À partir des années 70, 80 on a un néolibéralisme sauvage. S’il se développe c’est quand même que les politiques n’ont pas réagi. On est dans une situation gravissime et les politiques n’ont pas réagi, la gauche n’a pas agi. Elle n’a pas rempli sa mission historique. Ca remonte à la Libération.”
L’engagement contre “le néolibéralisme sauvage” charpente largement les propos de l’éditeur. Indigène édition, ce fut longtemps un seul salaire, pas de cotisations pour la retraite de Sylvie - “des choix” . Aujourd’hui, l’argent n’ira "pas dans une bagnole" mais dans des voyages, peut-être, et surtout “un lieu pour travailler” . Tous deux s’investissent dans la fiction, une liberté.
Jean-Pierre Barou se dit “radical” et même “radicalement à gauche” . Corcuff, lorsqu’il revêt sa casquette de militant NPA, ne se dit pas d'“extrême-gauche” , plutôt qu’il appartient à “la gauche radicale” . Or Jean-Pierre s’étonne qu’on puisse lui demander s’il ne trouverait pas un horizon dans un bulletin NPA ou Front de gauche.
Un souvenir des années mao, sans doute - les trotskistes restent souvent trop dogmatiques - mais aussi une volonté de transcender le catéchisme :
“La gauche s’est enfermée dans la lutte des classes. Je ne dis pas qu’il n’y a pas quelque chose de cet ordre-là, mais où est la frontière ? Elle s’est figée dans des schémas idéologiques style “lutte des classes”. Je ne dis pas qu’il n’y a pas quelque chose de cet ordre, aujourd’hui... mais où est le clivage ? Je ne me sens en aucune manière liée à l’extrême gauche. La radicalité m’intéresse, mais la caricature que je trouve dans l’extrême gauche revient à se couper d’une partie de la population beaucoup plus large.
On appelait les mao, les "Mao Spontex" (sous entendu : “ils n’ont pas d’idéologie”) et j’aimais qu’on soit des jeunes gens capables d’observer, d’écouter et d’adapter les choses en fonction des circonstances. Sans quoi la politique, c’est la violence. On a méprisé la non-violence alors qu’elle m’intéresse justement beaucoup. La non-violence, ce n’est pas l’inverse d’un choix.”
Philippe Corcuff valorise le choix d'Olivier Besancenot de se délester du leadership au NPA, ou encore l'engagement de Philippe Poutou dans une campagne présidentielle sans quitter son emploi d'ouvrier à l'usine. Mais avance que le NPA pas plus que d'autres formations politiques nouvelles comme Europe écologie-Les Verts ou le Parti de gauche n'a réussi à incarner ces exigences nouvelles vis-à-vis de la politique :
“On a une exigence forte par la politique mais on est déçu. L’offre politique ne permet pas de répondre à l’importance de l’engagement dans la construction de soi-même. Un logiciel collectiviste et l’idée du “tout collectif” a emporté la gauche et l’extrême gauche avec l’idée que le collectif écrase l’éthique individuelle.
On a aussi du mal à trouver des mécanismes qui réinsufflent un lien entre une forme politique et la fabrication par les gens eux-mêmes et les gens ordinaire de réponses à la politique. Le problème c’est que, parce que cet espace n’existe pas, on laisse la place aux formes traditionnelles. Comme disait Marx : “Le mort saisi le vif”. Le passé mort bloque la création au présent.”
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