"Faut pas trop y penser, au 13 novembre"
C’était…beau. Beau de voir ce restaurant, renaitre de ses cendres. Tel un revenant. Fini les traces de balles.Terminées les éraflures. Ce matin, les rideaux de fer sont tirés. L’un d’entre eux un est à moitié ouvert. Je penche la tête. J’aperçois des balais, des pieds de table, des jambes. Un homme, qui semble se balader dans cette rue devenue célèbre, s’arrête :
Moi: "Vous les connaissez ?"
Lui : "Oui, très bien. Je connais l’un des serveurs, il était là le 13 novembre "
Le garçon en question, Francis, sort.
Moi : "Comment allez-vous ?"
Lui : "Ca va … on est content d’ouvrir le resto "
Je tente de voir à l’intérieur
Lui : "Non, ça ouvre à 19h, pas avant !"
Moi : "Tout parait nouveau, les couleurs sur les murs, les tables, les luminaires …" (Je connais les lieux, mais je n’arrive pas avoir jusqu’aux cuisines, derrière le bar…)
Je me penche légèrement.
Lui : "Oui, on a même mis un luminaire au plafond, un luminaire qui insonorise… et puis, on a changé le mobilier, tout le mobilier"
Moi : "Et vous, vous avez fait quoi, pendant ces quatre mois ?"
Lui : "On a monté une autre enseigne Petit Cambodge. Là-bas, vous voyez ? après le pont… c’est du A Emporter, comme ça on n’en fera plus ici en principe"
Moi : "Quel courage… vous vous êtes démené s."
Lui : "On n’a pas eu le choix… il faut vivre, il valait mieux être dans l’action "
Moi : "Je ne vois aucune trace des attentats, dans le restaurant, là"
Lui : " Je dois pas vous le dire à cet heure-ci, mais… en fait, dans le carrelage au mur, sur la gauche, il y a des carreaux blancs, autant de carreaux que de victimes… pour le Petit Cambodge, et pour le Carillon le bar en face"
Deux bouts de trottoir, réunis, en Un destin
Deux histoires différentes, devenues semblables
Deux clientèles… devenues sœurs, un soir de 13 novembre 2016.
Unies par des petits carreaux blancs
Désormais unies, par une même histoire, et par une seule trace, ces petits carreaux blancs. J’apprends donc, dans cette discussion de rue, qu’une trace concrète, visible, mémorielle existe. Je quitte ce bout de trottoir, je traverse la rue, je me retrouve au Carillon. Derrière le bar, toujours le même serveur. Il sert des cafés, et papote avec des habitués. "Moi, j’aime pas la nourriture cambodgienne. C’est plutôt le Tajine mon truc…c’est leur sauce, j’y arrive pas ." Drôle de conversation, avec ce vieux monsieur.
On se met à comparer les plats de différents pays, on en est presque aux fiches Cuisine
Où suis-je ? Pourquoi on rit ?
Comme des désaxés, qui évitent le vrai sujet, on continue à blaguer
À un moment, je ne peux m’en empêcher… "Donc, le petit Cambodge ouvre ce soir… "
Silence.
Eux, évasifs : "Eux, ils rouvrent "
Le bruit des cuillères dans les tasses
"C’est bien , me dit le serveur … mais faut pas trop y penser, faut pas trop en parler"
Quelques secondes après, comme pour brouiller les larmes qui montent, on parle de nouveau des cuisines du monde.
On repart en voyage. Loin, très loin de ces deux bouts de trottoirs.
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