: Enquête franceinfo Affaire Ghosn-Dati : la ligne de défense de la ministre fragilisée par de nouveaux témoignages
Mardi 2 juillet 2024 : les nombreux avocats de Rachida Dati ont coché cette date dans leur agenda depuis plusieurs semaines. Ce jour-là, la cour d’appel de Paris se prononcera sur la prescription des faits qui lui sont reprochés. Si la justice lui donnait raison, ses ennuis judiciaires pourraient s’arrêter net.
Les ennuis dont il est question ont commencé le 21 juillet 2021. Celle qui n’était alors que témoin assistée dans le volet parisien de l’affaire Ghosn est mise en examen par deux juges d’instruction, à l’issue de plus de neuf heures d’audition. Les charges retenues sont lourdes : "corruption et trafic d’influence passif par personne investie d’un mandat électif public". Dans le viseur de la justice, les 900 000 euros d’honoraires que lui a versés RNBV, une filiale néerlandaise de Renault-Nissan, entre 2010 et 2012, à raison de 300 000 euros par an. À cette époque, Rachida Dati a quitté contre son gré le gouvernement Sarkozy. Elle s’est fait élire au Parlement européen, où elle siège comme membre permanente dans la commission des affaires économiques et monétaires, et comme suppléante à la commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie. Elle est aussi avocate, depuis sa prestation de serment en février 2010.
A-t-elle perçu ces 900 000 euros d’honoraires en tant qu’avocate pour assister Carlos Ghosn, alors PDG de Renault-Nissan, dans la politique d’expansion internationale du groupe, comme elle le soutient ? Ou s’agit-il d’une rémunération accordée en contrepartie d’actions de lobbying pour le compte du constructeur français auprès du Parlement européen ? Si les députés européens ont le droit d’exercer la profession d’avocat, il leur est interdit de faire du lobbying.
Une avocate face à la crise financière
Lors de son audition de juillet 2021, à laquelle la cellule investigation de Radio France a eu accès, Rachida Dati cherche donc à convaincre les juges qu’elle a aidé le groupe Renault-Nissan à se développer au Moyen-Orient et au Maghreb, loin, très loin de Bruxelles et de Strasbourg, où siègent les députés européens. Un pays revient avec insistance : le Maroc. En 2012, la marque au losange y a ouvert à Tanger la plus grande usine automobile d’Afrique. Celle qui est aujourd’hui ministre de la Culture en aurait été, dit-elle, l’un des fers de lance.
"Quand ils ont fait appel à moi en tant qu'avocate internationale, explique Rachida Dati aux juges, la décision de la création d'une usine à Tanger était prise depuis longtemps. Mais il fallait trouver un cadre juridique qui reste favorable à Renault-Nissan, car il y avait la crise financière et le début du printemps arabe." La crise des subprimes menace en effet de mettre un coup d’arrêt à ce projet d’usine. Renault-Nissan ne peut plus emprunter auprès des banques. Il faut que l’État marocain prenne le relais pour boucler le financement. Ce sera chose faite grâce à la Caisse de dépôt et de gestion du Maroc (CDG), une institution financière publique.
Devant les juges, Rachida Dati s’attribue le mérite de ce dénouement heureux. Elle explique qu’elle a permis de trouver "un financement institutionnel stable" de la CDG via deux de ses contacts, "l’ambassadeur du Maroc en France Mostapha Sahel et le wali [préfet] M'Hammed Dryef". "C’est Dryef qui a mené les négociations avec la Caisse de dépôt", raconte la ministre. "Une fois que j’ai obtenu cet accord que la Caisse de dépôt suivrait, c'est-à-dire l’engagement de principe de financer l’usine (...), je l’ai transmis à Carlos Ghosn." Lors d’une audition ultérieure, le 12 janvier 2022 (Rachida Dati a été entendue quatre fois au total dans cette affaire), l’élue parisienne précise qu’elle a commencé "avant l’été 2010 ces discussions avec le représentant du Maroc en France, et l’accord (lui) a été transmis pour la rentrée de septembre 2010". À en croire la ministre, le "go" financier des autorités marocaines aurait donc été acquis, grâce à elle, à l’automne 2010.
"Tout était déjà ficelé !"
"Cela ne tient pas", réplique un avocat du pool de juristes chevronnés qui assistaient Renault-Nissan dans les négociations avec le Royaume du Maroc. "Les contrats et conventions d’investissement ont été négociés avant, en 2007-2008. En 2010, tout était déjà ficelé !" Et de fait, la cérémonie officielle de pose de la première pierre a lieu en octobre 2009 à Tanger. La revue Renault Histoire de juin 2021 sur l’épopée du constructeur au Maroc permet de retracer les étapes-clés de l’implantation de l’usine. Le protocole d’intention a été signé le 1er septembre 2007 à Tanger, en présence du roi Mohammed VI et de Carlos Ghosn.
"C’est rare que le roi se déplace pour signer un protocole d’accord", se souvient un haut cadre de Renault présent ce jour-là. "C’est un signe qu’il estimait Carlos Ghosn et que le Maroc tenait beaucoup à ce projet d’usine pour développer la filière automobile" sur son territoire, souligne-t-il. S’ensuivent quatre mois d’intenses négociations entre le gouvernement marocain et Renault, jusqu’à la signature de l’accord-cadre le 18 janvier 2008 qui détermine dans les grandes lignes à quoi ressemblera cette méga usine.
Le projet d’usine sauvé dès 2009
Reste à boucler le financement. En ces temps de crise financière, ce n’est pas simple. Les grandes banques internationales, auxquelles les entreprises font d’ordinaire appel pour ce genre de projet, ont fermé le robinet de crédits. "On a très vite compris que le Maroc ne laisserait pas tomber le projet", nous raconte un directeur de Renault de l’époque, qui souhaite rester anonyme. "L’État marocain était très demandeur et avait des capacités de financement, car leurs banques n’étaient pas exposées à la crise des subprimes, poursuit notre interlocuteur. Ils nous ont donc proposé des conditions intéressantes."
Le 22 juillet 2009 à Rabat, Jacques Chauvet, le directeur de Renault-Nissan pour la région Euromed signe, soulagé, l’accord de financement de l’usine de Tanger. Fipar Holding, filiale à 100% de la Caisse de dépôt et de gestion du Maroc, entre au capital de Renault Tanger Méditerranée à hauteur de 47,6%, soit 100 millions d’euros d’investissement. Le tour de table est complété par le fonds public Hassan II et les banques marocaines. Le projet d’usine est donc sauvé… Sept mois avant que Rachida Dati n’entame son travail d’avocate chez RNBV. "Un accord de financement, ça ne signe pas le déblocage immédiat des fonds. Mais ce qui est sûr, c'est qu’après un tel accord, les négociations sont terminées", raconte notre source qui faisait partie du pool de juristes de Renault-Nissan, et qui se souvient de cette période comme l’une des plus "importantes" de sa carrière.
Cette source se dit aussi "surprise" par les noms des deux témoins que cite Rachida Dati pour prouver l’effectivité de son travail. Le wali M'hammed Dryef et l’ambassadeur du Maroc en France Mostapha Sahel (mort en 2012) auraient permis, sous son impulsion, de débloquer le financement de l’usine. "C’est Ahmed Chami, le ministre marocain de l’Industrie, qui menait en personne les négociations avec Renault. Il était assis à notre table, se remémore le négociateur français. Ahmed Chami est l'ancien patron de Microsoft dans la région. C'est un homme d'affaires. Un homme brillant, de très haut niveau. Cela n'a pas de sens quand madame Dati dit avoir négocié avec un wali. Les walis, ce sont des préfets. Le Maroc est un pays pyramidal. Ce n'est pas un wali qui va dire à un ministre ce qu’il doit faire." Même étonnement côté marocain. Un avocat qui négociait pour le compte du Royaume se souvient que "c'était Ahmed Chami qui décidait. C'était lui qui pilotait. Je n’ai absolument jamais entendu parler de Rachida Dati. Elle n’a pas participé aux négociations. Elle n’est pas intervenue dans ce dossier", affirme-t-il.
Des haut-cadres de Renault "pas au courant"
Ces témoignages corroborent les récits des anciens dirigeants de Renault-Nissan qui ont été entendus par les juges. Ainsi, le patron de la région Euromed chez Renault, Jacques Chauvet, aujourd’hui à la retraite, déclare aux magistrats lors de son audition "ne pas être au courant d’une intervention de Rachida Dati au Maroc", alors même qu’il a participé aux négociations sur le montage financier de l’usine. Idem pour le patron de Renault au Maroc entre 2010 et 2012, Michel Faivre-Duboz, et pour Anne-Sophie Le Lay de la direction juridique. Confrontée à ces propos, l’élue parisienne les balaie d’un revers de la main. Elle explique aux juges que "ce n’est pas du tout étonnant qu’ils ne soient pas informés de mon intervention. Moi en tout cas, je sais ce que j’ai fait. (...) J’ai eu accès à des interlocuteurs décisionnaires au ministère de l’Intérieur, les walis, la primature, les conseillers du cabinet royal", dit-elle, sans mentionner le nom du ministre de l’Industrie de l’époque, Ahmed Chami, qui menait pourtant les négociations. Interrogé, ce dernier a finalement décliné notre demande d’interview, après l'avoir acceptée dans un premier temps.
D’autres éléments avancés par Rachida Dati pour justifier sa rémunération ne résistent pas à l'examen de la chronologie. Lors de son interrogatoire de première comparution, le 26 novembre 2020, elle déclare, toujours au sujet de Tanger, avoir "trouvé le moyen, dans le cadre d’une négociation, de faire entrer dans le cahier des charges de Renault-Nissan, la possibilité de devenir éligible à un centre de formation professionnelle qui bénéficierait bien au-delà des salariés de Renault-Nissan. C’est ce qui a permis d’accélérer la concrétisation du projet d’usine." Or, la création de ce centre de formation attenant à l’usine a été actée... début 2008, à une époque où elle était encore ministre de la Justice de Nicolas Sarkozy. "Je me souviens très bien avoir rédigé cette clause sur le centre de formation, se remémore l’un des avocats qui conseillait le Royaume. Elle figurait dans l’accord-cadre de janvier 2008 car c'était une exigence du Maroc en contrepartie de l'implantation de cette usine. Le Maroc voulait construire une véritable filière automobile. Donc il fallait créer un centre de formation à côté de l'usine pour former des Marocains." La création de ce centre de formation a donc été une condition sine qua non à la validation du projet par les Marocains dès le départ.
Pour convaincre les juges, Rachida Dati donne d’autres exemples de sa diligence. Afin d’éviter que le projet d’usine à Tanger ne soit remis en cause par le Royaume en raison de la crise financière, l’élue parisienne affirme "avoir cherché de nouveaux leviers juridiques. Concrètement, nous avons proposé de payer les hommes et les femmes à égalité" et "introduit des critères environnementaux" pour que l’usine soit "zéro émission carbone". Ces allégations sont, elles aussi, démenties par les acteurs de l’époque. "Au sujet de l'égalité salariale hommes-femmes, l'État marocain n'a pas mis en avant cette exigence. C’est tout simplement impossible, explique le négociateur du Maroc avec qui nous avons pu échanger. Si vous connaissez les réalités sociologiques du pays, ça ne tient absolument pas."
Quant à l’idée d’une usine zéro carbone, qui s’est concrétisée, elle émanerait, selon nos informations, de la direction du plan environnement de Renault. Il s’agissait de construire des chaudières à biomasse en lieu et place du chauffage au gaz et de traiter les eaux usées. Le projet "DD", pour "développement durable" comme on le surnommait en interne, a été présenté au gouvernement marocain le 26 juin 2009. Là encore, bien avant que Rachida Dati ne soit recrutée comme avocate par RNBV. "C’est la direction opérationnelle de Renault qui a poussé pour faire une usine propre. Je n’ai jamais entendu le nom de Rachida Dati sur cette problématique", nous confie un haut cadre de Renault impliqué de près dans le projet.
"La diplomatie des affaires"
Deux anciens dirigeants de Renault, et non des moindres, ont néanmoins confirmé certains propos de Rachida Dati. En premier lieu, Carlos Ghosn, le patron déchu de Renault-Nissan réfugié au Liban, qui est visé par un mandat d’arrêt dans cette affaire. Les juges sont allés l’entendre à Beyrouth au printemps 2021. Interrogé sur les missions qu’il avait confiées à Rachida Dati en échange des 900 000 euros, il répond : "Au moment des difficultés pour le financement de l'usine du Maroc (...), je lui avais demandé si elle pouvait aider mes équipes dans les négociations. Nous avons eu des problèmes en 2009 (...), je lui avais demandé d'être en appui pour ce financement." Mais en 2009, Rachida Dati n’est pas encore avocate. Elle n’a prêté serment que le 17 février 2010. À ce propos, Carlos Ghosn lâche aux juges : "Elle nous intéressait plus pour ses compétences dans les affaires que pour ses compétences juridiques. Mme Dati n'aurait pas été juriste, cela n'aurait rien changé pour moi." L’ex PDG de Renault-Nissan évoque à plusieurs reprises "la diplomatie des affaires" et parle de Rachida Dati comme d’une "consultante".
Au printemps 2023, l’élue parisienne recherche d’autres témoignages pour appuyer sa défense. Elle contacte par le biais d’une connaissance commune Patrick Pélata, l’ancien directeur général de Renault-Nissan et ancien bras-droit de Carlos Ghosn. Il accepte de fournir une attestation écrite, puis il est convoqué par les juges en juillet 2023. "Elle m’a demandé de dire aux juges ce qu’elle avait fait pour Renault au Maroc, en Algérie, en Iran et en Turquie", nous relate aujourd’hui l’ancien directeur général. "Je me souviens qu’elle m’avait été présentée brièvement au salon de l’automobile en 2010 par Mouna Sepehri [ancienne secrétaire générale de Renault-Nissan, placée par les juges sous le statut de témoin assisté]. Mouna Sepehri m’avait juste dit : 'Elle travaille pour nous.' Pour le reste je ne m’en souviens plus." Quatorze ans plus tard, Patrick Pélata estime que "les interventions de Mme Dati en Algérie et en Turquie semblent peu probables, mais qu’au Maroc et en Iran, elles sont plausibles". En Iran à cette époque-là, Renault souhaite en effet développer son activité et recherche des "acteurs-clés" du régime avec qui négocier. Pour démontrer qu’elle est bien intervenue là-bas, Rachida Dati a, selon nos informations, fourni une attestation de l’actuel ambassadeur d’Iran en France... qui n’était pas en poste en 2010-2012. Les juges n’ont en revanche trouvé aucune trace écrite de son activité en Iran, ni dans les trois autres pays dans lesquels Rachida Dati dit être intervenue pour le compte de Renault-Nissan.
Lorsque nous le questionnons sur les preuves qu’il serait en mesure de fournir à la justice concernant les prestations de Rachida Dati, Patrick Pélata nous répond qu’il "n’en a pas". "La seule chose que je sais, c’est que ses déclarations sur le Maroc et l’Iran sont plausibles. Les sujets sur lesquels elle me dit qu'elle a travaillé, étaient de réels sujets de souci pour Renault à époque. Je n’en sais pas plus", explique à la cellule investigation de Radio France l’ancien directeur général du groupe Renault-Nissan.
La ministre contre-attaque
Depuis sa mise en examen, Rachida Dati, entourée de ses multiples avocats, se démène pour recueillir des témoignages attestant de son travail au Maghreb et au Moyen-Orient pour Renault, et éloigner les soupçons de lobbying à Bruxelles. Elle multiplie, aussi, les recours pour tenter de faire annuler la procédure, en invoquant notamment la prescription des faits. Et elle attaque en justice ceux qui émettent des doutes sur la réalité du travail qu’elle aurait réalisé pour l’alliance Renault-Nissan. C’est le cas de Jean-Dominique Senard, actuel président de Renault, que la ministre accuse d’"omission à témoigner en faveur d’un innocent". Le patron, d’habitude discret et peu disert, a répliqué en déposant une plainte en dénonciation calomnieuse le 15 avril 2024. Dans cette plainte révélée par Le Nouvel Obs, Jean-Dominique Senard dénonce un "récit fantaisiste de victimisation de Rachida Dati, alors qu’elle n’apporte aucun élément de nature à établir les prestations qu’elle a effectuées en application de la convention d’honoraires".
Car au siège de Renault à Boulogne-Billancourt, on a fait les calculs. En imaginant que l’avocate Rachida Dati facturait environ 1 000 euros l’heure de travail, cela signifie qu’elle aurait consacré deux mois pleins à RNBV, chaque année, entre 2010 et 2012. Les dirigeants actuels de la marque au losange sont sceptiques. Lors de l’interrogatoire de première comparution, les magistrats posent d’ailleurs la question à la maire du 7e arrondissement de Paris : "Combien de temps estimez-vous avoir consacré au groupe Renault ?" "Comme c’est au forfait, je ne peux pas vous l’estimer dix ans après", répond l’actuelle ministre.
Les juges d’instruction ne semblent pas avoir été convaincus. Dans un document que nous avons pu consulter, les magistrats écrivent que les 900 000 euros payés par RNBV à Rachida Dati "ont été versés sans contrepartie réelle autre que quelques actions de lobbying auprès du Parlement européen et quelques autres actions d’influence susceptibles de faire courir à l’entreprise un risque pénal". L’ancienne eurodéputée s’en est défendue lors de son audition du 21 juillet 2021. "Je faisais une séparation entre ma fonction d’avocate et ma fonction de parlementaire. J’étais hermétique", a-t-elle assuré.
Martin Schulz : "Elle m’a menti"
Les premiers soupçons de lobbying visant Rachida Dati remontent à l’année 2013, lorsque des médias français et des ONG belges laissent entendre que l’eurodéputée servirait les intérêts de groupes industriels, notamment gaziers. Le président du Parlement européen, le social-démocrate allemand Martin Schulz, finit par réclamer une enquête interne. Dans le même temps, en France, Rachida Dati doit révéler ses honoraires d’avocate à la toute nouvelle Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Plus de 625 000 euros pour l’année 2010, 539 000 pour 2011 et 704 000 l’année suivante. Martin Schulz demande alors au comité consultatif sur la conduite des députés de vérifier s'il n’y a pas de conflits d’intérêts entre son mandat politique et ses autres activités rémunérées. Convoquée en mars 2014 pour s’expliquer devant ce comité, Rachida Dati a assuré, selon nos sources, n’avoir été rémunérée par aucun groupe industriel. Elle ne parle pas de son contrat avec RNBV, la filiale de Renault.
Un mois plus tard, en avril 2014, dans le bureau de Martin Schulz, elle aurait livré la même version. C’est ce que raconte aujourd’hui, et pour la première fois, l'ancien président du Parlement européen, lorsque nous le rencontrons. "Madame Dati m’a dit : 'Je suis avocate, je travaille pour l’égalité hommes-femmes, contre les violences faites aux femmes et pour l’éducation et je touche un peu plus de 10 000 euros pour cela'." L'Allemand estime aujourd’hui, à la lumière des révélations de l’affaire Ghosn-Dati, que l'ancienne eurodéputée lui aurait menti. "Quand je lui ai demandé : 'Madame Dati, est-ce que vous travaillez pour des grandes entreprises ?', elle m’a répondu : 'Non !'", assure-t-il.
L’enquête enterrée à Bruxelles
Martin Schulz nous affirme qu’il n’est pas allé plus loin à l’époque, car il n’avait pas la preuve que les déclarations de Rachida Dati étaient "insincères". Mais Alain Lamassoure, ancien ministre et ancien député européen Parti populaire européen (PPE) – le groupe politique auquel appartenait Rachida Dati – relate aujourd’hui un épisode éclairant. Le président Schulz l’a convoqué, dit-il, au printemps 2014 dans son bureau. Il était visiblement "embarrassé". "Schulz me dit : 'J’ai fait faire un travail d’investigation sur les activités de Madame Dati. Et j’ai là un rapport qui semble montrer qu’il y a certains faits qui peuvent relever de la justice française. Qu’est-ce que vous me conseillez de faire ?'", raconte aujourd’hui à la cellule investigation de Radio France Alain Lamassoure. Il dit avoir convaincu le président du Parlement européen de ne pas saisir la justice française. "La campagne pour les élections européennes de 2014 approchait. J’ai dit à Martin Schulz que ce n’était pas le moment de jeter un pavé dans la mare. Je lui ai conseillé de laisser passer les élections et de voir après ce qu’il pouvait faire."
Dix ans plus tard, Martin Schulz se défend d’avoir enterré l’affaire. "C’était éventuellement un sujet pour un procureur français, mais pas pour le Parlement. Le problème du président du Parlement européen, c’est qu’il dépend complètement de l’honnêteté du député. En ce qui concerne l’affaire [Ghosn-Dati], si j’avais su à l’époque ce qu’il y a vraisemblablement aujourd’hui comme preuves, j’aurais saisi l’Olaf, l’organisation anti-fraude de l’Union européenne.”
Une feuille de route qui interroge
En France, les juges financiers suivent en tout cas la piste du lobbying et estiment que Rachida Dati aurait bel et bien servi les intérêts de Renault au Parlement européen. La perquisition menée au siège du constructeur a permis de découvrir une pochette estampillée "RD", avec à l’intérieur, une feuille de route rédigée en janvier 2010 par le directeur juridique de Renault de l’époque, Christian Husson, aujourd’hui décédé, et annotée par l’ancienne secrétaire générale, Mouna Sepehri. Ces deux proches de Carlos Ghosn y listent les sujets européens sur lesquels la future avocate – qui ne prêtera serment qu’un mois plus tard – pourrait se pencher. On y trouve notamment la possibilité de voir transposer dans le droit européen les "class actions" (recours collectifs) à l’américaine – les industriels y sont farouchement opposés – ou encore la nouvelle réglementation sur les quadricycles (véhicules sans permis).
Selon nos informations, durant son premier mandat européen, Rachida Dati a posé deux questions écrites à la Commission qui peuvent paraître conformes aux attentes de Renault. L’une, en juillet 2012, concerne la réglementation en préparation sur le niveau sonore des véhicules. Cette question est enregistrée par Bruxelles cinq jours après avoir été transmise par le bureau de Rachida Dati à la direction de Renault, apprend-on dans le dossier judiciaire.
L’autre question écrite que nous avons découverte a été posée le 23 octobre 2012. Elle concerne le marché des véhicules propres pour lequel "l'Europe doit prendre le leadership" selon la parlementaire PPE. Questionnée par les juges, Rachida Dati a démenti avoir cherché à influencer le Parlement sur la question du véhicule électrique. "C'est Carlos Ghosn que je cherche à faire changer d’avis et à convaincre (...) Je lui dis qu’il ne peut pas rester en dehors du débat sur la voiture électrique."
Les enquêteurs ont aussi découvert au siège de Renault une note adressée à la direction du groupe le 5 février 2013 par Philipp Kyle, l’un des assistants parlementaires de Rachida Dati accrédités à Bruxelles. Il y évoque un vote au Parlement, deux jours plus tôt, sur le niveau sonore des véhicules. "Un vote serré mais favorable à l’industrie automobile", peut-on lire. À cette date, Rachida Dati n’était cependant plus sous contrat avec RNBV.
"Je ne savais pas ce qu’elle faisait"
Auditionné à Beyrouth, Carlos Ghosn a conforté la ministre de la Culture en assurant qu’il ne lui avait jamais demandé d'influer sur les législations européennes. "En aucun cas elle n’avait un intérêt pour nous en sa qualité de député européen. (...) Madame Dati était ambassadrice, elle était ancienne membre du gouvernement, musulmane. C’étaient essentiellement des missions de représentation au plus haut niveau." Mais l'état-major de Renault-Nissan de l’époque semble avoir du mal à justifier auprès des juges les 900 000 euros versés à Rachida Dati. Lors de son audition, Mouna Sepehri, proche de Carlos Ghosn, livre ce témoignage déroutant : "Je ne savais pas exactement ce qu’elle faisait (...). Monsieur Ghosn nous a demandé de réfléchir à ce que nous pouvions lui confier (...). Au début, j’essayais de lui trouver des sujets. En 2011, il ne s’est rien passé (...). J’ai toujours dit la vérité à Monsieur Ghosn, à savoir que la direction juridique ne trouvait pas d’axe de travail pour madame Dati."
Ni Rachida Dati, ni ses avocats que nous avons contactés, n’ont répondu à nos questions. Interrogé également, le groupe Renault nous fait savoir qu’il est "partie civile depuis 2021 dans cette affaire", et qu’il "a choisi depuis le début de l'enquête de ne réserver ses interventions qu'aux instances judiciaires, en leur transmettant l’ensemble des éléments en sa possession".
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