Pourquoi les hommes politiques tiennent-ils tant au devoir de mémoire?
Les chefs d'Etat français semblent accorder une place croissante à la commémoration du passé plus ou moins glorieux du pays. Explications avec Johann Michel, philosophe et politiste spécialiste des questions mémorielles.
Le Premier ministre, Manuel Valls participe, dimanche 20 juillet, à la cérémonie de commémoration de la rafle du Vel d'Hiv, les 16 et 17 juillet 1942. L'occasion de souligner l'importance accordée au "devoir de mémoire" de la nation concernant le passé glorieux ou douloureux de la France, déjà évoqué à l'occasion des 70 ans du Débarquement du 6 juin 1944 et du centenaire de la première guerre mondiale. François Hollande doit, lui, décorer dimanche 20 juillet Beate et Serge Klarsfeld, avocats de la cause des déportés en France, qui ont notamment amené devant les tribunaux Klaus Barbie.
Pour comprendre l'attachement des hommes politiques au devoir de mémoire, francetv info a interviewé Johann Michel, philosophe et politiste rattaché à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur de Gouverner les mémoires, les politiques mémorielles en France.
Francetv info: Pourquoi la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, au cours de laquelle des milliers de Juifs ont été arrêtés par les autorités françaises puis déportés en juillet 1942, concentre-t-elle autant d’émotions?
Johann Michel : Ce n’est pas la seule rafle qui ait eu lieu en France, mais elle constitue l'une des plus importantes car de nombreux juifs, et notamment des enfants, ont été déportés. Il s’agit d’un symbole historique très fort, témoignant de la responsabilité de l’Etat français dans la solution finale. Une responsabilité qui a été reconnue assez tardivement : jusque dans les années 1990, les hommes politiques de droite comme de gauche se sont montrés réticents à l’évoquer. Dans le pur respect de la tradition gaulliste, la République n’était pas considérée comme comptable des exactions commises par le gouvernement corrompu et illégitime de Pétain.
Un premier pas est fait par François Mitterrand, en partie à son corps défendant. Il assiste, en juillet 1992, à une commémoration de la rafle organisée à Paris par des associations juives. Il est alors hué par une partie de l’assistance à cause de son passé vichyste, de la gerbe déposée sur la tombe du maréchal Pétain… Du fait de pressions de plus en plus fortes, il émet en février 1993 un décret instaurant une journée nationale de commémoration des persécutions racistes et antisémites. Il précise toutefois qu’elles ont été commises sous l’autorité du gouvernement de Vichy.
Il a fallu attendre le discours de Jacques Chirac, en juillet 1995, pour que la responsabilité de l’Etat français avec l’ensemble de ses institutions, et non seulement celle du gouvernement “corrompu” de Pétain, soit reconnue dans la déportation des Juifs. Ce discours évoque de surcroît une faute collective qui engage une partie de la nation, même s’il insiste sur le rôle des "justes" qui ont sauvé la vie de nombreux Juifs.
Cette prise de position a-t-elle beaucoup influencé le rapport des hommes politiques aux questions mémorielles ?
Jusqu’au début des années 1990, les politiques de la mémoire peuvent être assimilées à ce que j’appelle le "régime mémoriel d’unité nationale" : on commémore une République et une nation unitaires, des événements historiques glorieux comme la Révolution, ainsi que les héros morts pour la France. Après la seconde guerre mondiale, la mémoire des résistants ayant combattu pour la libération de la France prédomine, alors que celle de l’Holocauste est largement passée sous silence dans le dispositif officiel.
Tout un mouvement se met en place dès les années 1970 pour tenter de désocculter cette mémoire et porter plainte contre les hauts responsables impliqués dans la déportation, comme Maurice Papon. Il est porté par des historiens, des juristes, comme Serge Klarsfeld ou maître Lyon-Caen, et par les associations d’enfants de déportés. Cela a été un processus très long, dans une France où le mythe résistantialiste était très ancré grâce à des films tels que La Grande Vadrouille.
C’est sur la base de cette reconnaissance progressive de la Shoah, permise aussi par le procès de Klaus Barbie ou le film de Claude Lanzmann ['Shoah'], que l’on assiste à l’avènement d’un régime “victimo-mémoriel”. Il s’adresse non plus à la nation dans son ensemble, mais à des groupes particuliers, comme les victimes de l’Holocauste ou de l’esclavage. Ce régime commémore des événements honteux de notre histoire, et rend hommage à des victimes mortes à cause de la France. La reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans la déportation des Juifs est par la suite devenue une matrice pour défendre d’autres causes mémorielles, qui s’appuient notamment sur la notion juridique de crime contre l’humanité.
Certains historiens dénoncent une "inflation commémorative" depuis la présidence de Jacques Chirac. Ont-ils raison ?
Les politiques mémorielles ne s’inventent pas sous l’ère Chirac: la France a déjà été le théâtre de frénésies commémoratives, par exemple pour le centenaire de la Révolution en 1889 ou à la suite de la Grande Guerre. La nouveauté, c’est qu’elles sont maintenant destinées à certains groupes s’estimant victimes de traumatismes historiques impliquant directement l’Etat français, voire un autre Etat dans le cas du génocide arménien.
Cette innovation n’implique pas pour autant la disparition du régime mémoriel d’unité nationale : il existe une cohabitation plus ou moins conflictuelle entre les politiques qui célèbrent les héros morts pour la France et les victimes à cause de la France.
Quatre lois mémorielles ont été adoptées depuis 1990 : est-il nécessaire de légiférer pour assurer le "devoir de mémoire"?
La loi Gayssot de 1990 n’a jamais été conçue comme une loi mémorielle : elle visait à compléter la loi Pleven de 1972, sur le racisme. Il était à l’époque nécessaire de créer un arsenal juridique pour contrer les négationnistes. Mais il y avait une forme implicite de devoir de mémoire dans ce texte qui a pu inspirer l’adoption d’autres politiques de reconnaissance mémorielle, avec cependant des dispositions juridiques différentes.
La loi Gayssot est en effet la seule à prévoir des poursuites pénales. La loi Taubira sur la reconnaissance de l’esclavage et de la traite négrière comme crime contre l’humanité, adoptée en 2001, ne prévoit, par exemple, que des poursuites au civil par des associations. Elle permet en revanche, au même titre que la loi sur le génocide arménien de 2001, d’asseoir un devoir de mémoire.
Face à la crainte de voir chaque communauté s’estimant victime d’un crime de masse demander la reconnaissance de l’Etat, une commission présidée par Bernard Accoyer a été mise en place en 2008. Après plusieurs mois d’auditions, elle a conclu que le législateur ne devait pas revenir sur les lois mémorielles existantes, mais qu’il ne serait pas opportun d’en d’adopter de nouvelles.
Les chefs d’Etat français sont-ils entrés dans une logique de "repentance", comme le pensent certains hommes politiques ?
Ce concept est souvent utilisé péjorativement par des acteurs politiques, généralement de droite ou d’extrême droite, qui regrettent le régime mémoriel d’unité nationale. Ils craignent qu’on diminue l’honneur de la France en mettant l’accent sur le rôle de l’Etat dans ces crimes de masse. La loi de 2005 prévoyait ainsi la reconnaissance du rôle positif de la colonisation. L'objectif : contrecarrer "l’ère de la repentance" et restaurer la fierté nationale. [Cette disposition a été abrogée, même si la loi a été adoptée.]
Mais le terme de "repentance" n’a, à ma connaissance, jamais été employé par les présidents, sauf Nicolas Sarkozy pour en dénoncer les effets. Si chacun a pu reconnaître, à des degrés divers, la responsabilité de la France dans ces exactions, ils n’ont jamais présenté d’excuses ou demandé pardon, comme le Premier ministre australien a pu le faire concernant les crimes contre les Aborigènes.
Des excuses iraient en effet beaucoup plus loin dans la reconnaissance des crimes de l’Etat et pourraient ouvrir la voie à des réparations matérielles. Cette question s’est posée à plusieurs reprises dans l’histoire française. Après le discours de Jacques Chirac, la commission Mattéoli a, par exemple, été chargée de restituer les biens juifs spoliés par le régime de Vichy.
Certains acteurs politiques et associations, comme le Mouvement international pour les réparations (MIR) ou le Conseil représentatif des associations noires (Cran), souhaitent par ailleurs que la France indemnise financièrement les descendants d’esclaves. D’autres estiment en revanche que ce serait trop compliqué à réaliser, du fait des métissages dans les DOM et des questions autour de la forme que devrait prendre ces réparations (individuelles ou collectives, aide au développement, etc.).
Ces revendications ne sont-elles pas le signe que le "devoir de mémoire" peut parfois attiser les rancœurs?
Les faits historiques, a fortiori les génocides et les crimes contre l’humanité, ne doivent jamais être oubliés, pour des raisons scientifiques et morales. Il faut en revanche prendre de la distance par rapport à la rancœur et au ressentiment que ces événements peuvent générer : c’est tout le sens du "travail de mémoire". Ces sentiments négatifs fragilisent en effet les communautés et peuvent mener au cercle infernal de la vengeance. Bien sûr, cela suppose la mise en place de dispositifs politiques et sociaux permettant à la société de dépasser ces sentiments négatifs. Plus facile à dire qu’à faire…
Charles de Gaulle utilisait l’expression "les présidents qui inaugurent les chrysanthèmes" comme une critique, alors que les chefs d’Etat actuels semblent accorder une place grandissante à ces commémorations : en quoi ces cérémonies les aident-elles à façonner leur image?
Les politiques mémorielles, en particulier celles visant à glorifier la France, contribuent à accroître la légitimité politique des chefs d’Etat. Dans le cas des politiques victimo-mémorielles, la logique électoraliste est parfois présente, même si ce n’est pas la seule motivation. La question des politiques mémorielles autour de l’esclavage, encore très sensible dans les DOM, est ainsi revenue sur le devant de la scène durant la dernière campagne présidentielle. Les acteurs politiques peuvent donc avoir intérêt à aller dans le sens de certaines de ces revendications, bien qu’elles puissent être conflictuelles selon les groupes sociaux.
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