Philippe Bilger, Avocat Général près la Cour d'Appel de Paris, se dit choqué par la mise en cause de la magistrature
Il n'est pas connu pour être l'adversaire le plus virulent de Nicolas Sarkozy. Loin s'en faut. Sa dénonciation du discours orléanais de Nicolas Sarkozy n'en est que plus forte.
Philippe Bilger juge qu'à travers ses propos le Président fait peser une présomption de culpabilité sur les magistrats.
Pas frondeur par nature, Philippe Bilger est aujourd'hui en colère. L'auteur de "20 minutes pour la mort. Robert Brasillach : le procès expédié" (éditions du Rocher) qui nous a reçus chez pour lui pour un entretien, ne mâche pas ses mots.
Nicolas Sarkozy est, de par sa fonction, garant de l"indépendance de la justice. A-t-il failli à cette mission ?
P.B. Il me semble que dans cette polémique qui n"est pas née par hasard, il n"est pas le garant de l"unité, de l"indépendance et de la sérénité de la magistrature.
C"est pour cela que je participe, intellectuellement en tous cas, au mouvement collectif.
J"ai toujours soutenu les coups de boutoir du candidat Nicolas Sarkozy parce que je les estimais légitimes contre certaines pratiques judiciaires discutables voire aberrantes.
J"ai approuvé peu ou prou la politique pénale mise en œuvre par Rachida Dati et inspirée par le Président, même si j"ai toujours regretté qu"il n"y ait pas eu une cohérence générale de la politique pénale avec une hiérarchisation des lois importantes et des lois secondaires.
Mais cette polémique là me paraît choquante parce qu"on a senti d"emblée une volonté du Président de La République de mettre en cause la magistrature avant même les conclusions de l"inspection.
C"est d"abord cela qui m"a choqué, le fait qu"une présomption de culpabilité pèse automatiquement sur les magistrats dès lors qu"on croit les prendre en faute, ou même qu"obscurément, on souhaite les prendre en faute.
Cette présomption de culpabilité est d"autant plus choquante qu"au même moment, le hasard a fait qu"on voit une formidable présomption d"innocence proclamée sans cesse et encore mardi matin, au bénéfice de Michèle Alliot-Marie.
Les deux affaires se sont télescopées en quelque sorte…
P.B. Certes, il y a le plan judiciaire et il y a le registre politique mais il me semble qu"un président de la République doit profondément respecter une équité républicaine et se situer comme une sorte d"arbitre impartial pour gérer au mieux, quand on a besoin de lui, les contentieux et les controverses liés à des affaires et à des tragédies particulières.
Je ne suis pas persuadé que le rôle d"un président de la République, tel qu"on l"a connu dans notre expérience historique depuis 1958 et peut-être dans notre imaginaire, soit de s"impliquer à ce point dans des débats fondamentaux mais secondaires par rapport à l"immensité de la tâche de pacification et d"unification qu"il doit faire.
Il y un Premier ministre. Il y a un garde des Sceaux. Ils sont intervenus un tout petit peu mais le Président est surabondant dans cette affaire.
Vous avez écrit que les magistrats ont été "victimes du pouvoir politique". En quoi sont-ils victimes ?
P.B. Je déteste notre corporatisme, je déteste notre volonté de ne jamais accepter que l"on mette en cause notre responsabilité. Les magistrats n"ont pas vocation à être intouchables. Mais à l"heure actuelle, ce n"est pas le judiciaire qui est intouchable, c"est le politique.
Il faut arrêter de considérer que les magistrats doivent être naturellement sous le joug politique et accepter toutes les critiques même les plus absurdes. C"est peut-être à la justice, devant certaines tragédies, devant certains drames, de demander des comptes. J"utilise cette expression parce que c"était une formule du Président : "La Justice doit rendre des comptes". Je dis non.
Certes, ce doit être le cas lorsqu"elle est légitimement mise en cause mais en même temps, je dis que c"est à la justice de demander des comptes au pouvoir politique.
Pourquoi ?
P.B. Parce qu"il y a, au-delà du manque de moyens, ce hiatus permanent entre la volonté formelle de prétendre donner toute sa place à la justice et la réalité concrète qui montre, en réalité, qu"elle ne l"a pas.
On aggrave une exacerbation publique en croyant jouer sur du velours, en critiquant la magistrature pour en quelque sorte, avec démagogie, s"attirer les bonnes grâces du citoyen.
Vous avez utilisé à plusieurs reprises le terme "choquer". Au-delà du drame de Pornic, qu"estimez-vous choquant ?
Deux choses.
Le fait d"abord de ne plus avoir le sentiment depuis 2007, et davantage depuis ces derniers mois avec la volonté d"introduire les jurés dans l"espace correctionnel, d"une politique pénale "pensée".
On a le sentiment d"injonctions présidentielles, d"intuitions, d"idées qu"il lance - et il a tout à fait le droit de le faire - mais qui sont complètement déconnectées de l"univers technique, politique, administratif qui est censé les mettre en oeuvre.
On a le sentiment de deux mondes séparés, l"un qui est présidentiel, autarcique souvent fulgurant, très souvent irréfléchi, et de l"autre, un monde politique et administratif qui ne s"assigne pour seule ambition que de réaliser les injonctions présidentielles sans les passer au crible technique et judicaire permettant d"apprécier leur faisabilité.
Que répondez-vous à Jack Lang qui vous reproche d'être sorti de votre obligation de réserve ?
P.B. Je pense d"abord que la magistrature est un grand métier qui a tous les droits lorsqu"elle s"exprime sur la morale publique et les problèmes de l"Etat de droit. En ce sens-là, je peux parler d"Alliot-Marie comme bien sûr, je peux approuver la fronde judiciaire.
Deuxième élément, je ne vois pas en quoi mes interventions, ces derniers jours, ont porté atteinte en quoi que ce soit à ma légitimité d"Avocat Général aux assises.
Jack Lang - je croyais pourtant qu"il était prêt à favoriser la liberté d"expression - devrait comprendre qu"on est plus en face d"une magistrature telle qu"on la rêvait il y a des années, c"est-à-dire qui se tait et qui subit.
Je ne suis pas d"accord avec tout ce qu"elle propose. Je suis rarement d"accord avec les syndicats mais il est clair que l"état d"esprit de la magistrature a changé et que les politiques portent probablement sur elle un regard aussi caustique voire méprisant que celui que les magistrats portent sur la classe politique.
C"est fini ce temps d"une magistrature "atone et aphone" comme le disait un ancien syndiqué de la magistrature à la Cour de cassation. C"est fini cet "aura" de principe. Des deux côtés d"ailleurs. Le temps béni où la magistrature était respectée et où les politiques étaient célébrés, il est loin derrière nous s"il a jamais existé.
Troisième élément. Il est paradoxal que Jack Lang critique chez certains, dont moi, des violations de l"obligation de réserve alors que précisément depuis 2007, on a connu une libération de la parole grâce à Nicolas Sarkozy. Pour le meilleur et pour le pire.
Que voulez-vous dire ?
P.B. A partir du moment où le Président lui-même a libéré la parole dans l"espace public, je ne vois pas au nom de quoi les institutions, quelles qu"elles soient, devraient s"adapter à une obligation de réserve.
Elles ont pour le moins le droit d"ajuster leur liberté intellectuelle et d"expression à cette nouvelle donne.
Vous évoquez dans votre blog des "carences nantaises". Quelles sont-elles ?
P.B. Je pense que la responsabilité principale est celle du pouvoir politique et plus exactement de la Chancellerie qui, en 2010, a été alertée, informée des dysfonctionnements et des carences qui risquaient de se produire à propos notamment des problèmes du SPIP (Services pénitentiaires d'insertion et de probation, ndlr). Or le pouvoir politique, le garde des Sceaux n"ont jamais réagi et les services place Vendôme ont manifesté encore une fois leur totale inertie.
Il est beaucoup plus facile de mettre en cause les magistrats que d"incriminer voire d"accabler les politiques.
On aurait compris que le président de La République puisse dire, si les conclusions sont défavorables à la magistrature, "elle a commis des erreurs".
Mais je persiste aussi. Le pouvoir politique, représenté par Alliot-Marie, en 2010, a été sourd aux sollicitations, aux demandes, aux exigences, aux appels au secours et en ce sens-là, sa responsabilité est capitale.
Alors bien sûr, mettre en place à Nantes un dispositif où 800 dossiers sont laissés de côté - on n"a même pas le temps de les trier, de hiérarchiser leur gravité - parce qu"il manque un juge d"application des peines, parce que le SPIP n"est pas au complet, est évidemment imparfait. Mais il a été avalisé par les autorités judiciaires et administratives en charge de l"autorité là-bas.
Ce que l"on pourrait discuter peut-être, c"est la solution choisie, c"est-à-dire de valider l"exclusion de 800 dossiers ou du moins le fait de ne pas regarder ces dossiers pour retirer les plus importants, bien que je ne sois pas sûr qu"en faisant cela, le dossier de Tony Meilhon ait été retiré.
Est-ce qu"il n"y aurait pas eu la possibilité de trouver une autre méthode, une autre démarche que l"exclusion de 800 dossiers en dépit des carences et du faible effectif ?
Je ne sais pas ce que j"aurais fait mais je crois qu"à la limite, j"aurais préféré que pendant des mois les services, les fonctionnaires, les magistrats soient surchargés au point de devenir exsangues et en profiter pour dire à la chancellerie, "venez voir exactement ce qui se passe". J"aurais tenté peut-être de faire cela.
Mais vous avez-vous-même souligné que les appels au secours n"avaient servi en rien en 2010…
P.B. C"est sûr que le processus officiel ne sert à rien. Vous avez l"incurie bureaucratique, l"impuissance politique, le fait que l"on ne prenne pas au sérieux dans l"immédiat tout ce qui est sollicité.
Si on s"était retrouvé, véritablement, devant des risques de drame, devant des déficits considérables, je crois que j"aurais tenté moi, sans vanité, autre chose.
Vous soutenez le mouvement mais sans faire la grève des audiences. Pourquoi ?
P.B. Je comprends tout à fait que l"on discute ma position mais elle est complexe.
D"abord, je n"ai jamais été favorable à la grève pour les magistrats pour une raison simple. Je considère que nous ne sommes pas une profession comme les autres et que nous ne gérons pas un service public comme les autres et j"ai pour ma part, horreur de prendre en otage nos concitoyens.
Deuxième point, je n"aime pas une forme de surenchère qui renvoie au président de la république une sorte d"indignité dont il nous accable. Il faut résister précisément à la tentation de traiter le Président comme il paraît nous considérer.
Cela vous honore mais est-ce efficace ?
P.B. Oui. Car franchement et c"est le troisième élément, on lui fait plaisir avec cette grève. On fait plaisir à tous ceux qui détestent la magistrature et à tous ceux qui déclarent qu"elle ne fait rien, qu"elle ne se soucie pas du citoyen ; que plutôt que d"affronter les défis au quotidien, les retards et de traiter tout ce qui va mal dans notre justice, elle fait grève jusqu"au 10 févier. Là, on fait plaisir à l"adversaire.
Le Président sait ce qu"on pense depuis la suspension de quelques heures à Nantes que j"approuve absolument. Il sait notre position, l"intensité de notre opposition.
Mais avec la grève des audiences, on arrive à ce paradoxe que le Premier ministre, qui était une personne sur laquelle on pouvait compter toutes tendances politiques confondues pour apporter de la mesure, moins d"extrémisme et moins d"esprit vindicatif, s"est senti obligé d"emboîter le pas, au Président. (discours du 7/02/2010, ndlr).
Ne pas adhérer à cette grève des audiences n"est pas de la lâcheté de ma part. Je crois que par certains côtés, on risque plus en avançant de cette manière dans le débat intellectuel.
Pourquoi ?
P.B. Le magistrat ne doit pas banaliser ce qu"il est parce qu"on aggravera le fossé entre le citoyen et nous-mêmes.
En ce sens là, le Président et ceux qui le soutiennent, vont jouer sur un créneau qui peut nous faire beaucoup de mal.
Enfin, j"ai un tempérament qui est allergique au jusqu"auboutisme des mouvements collectifs.
A quel "créneau" faites-vous allusion ?
P.B. Au fait de dire qu"il y a un décalage entre ce que l"on attend de nous (les magistrats, ndlr) et ce qu"on accomplit.
Regardez à quel point notre position est détournée de sons sens.
Les politiques de l"UMP font semblant de confondre une contestation très particulière liée à l"affaire Meilhon avec une sorte de refus de notre responsabilité en général. Alors, on reprend toutes les affaires d"avant, on les compare avec celle-ci et on dit "ces magistrats, ils sont vraiment inguérissables, y a rien à faire".
La seule différence est que, dans cette affaire, on a été décrété coupable avant même que quoique ce soit le démontre. C"est une grande différence.
Vous pensez que l"opinion publique entend vos arguments ?
P.B. Je crains que non parce qu"en réalité, ce mouvement se greffe non seulement sur une hostilité, ou du moins une indifférence négative à l"encontre des corps d"ordre et d"autorité, et aussi sur un sentiment très négatif de la part de la société à l'égard de la magistrature depuis quelques mois et depuis peut-être même 2007-2008.
S"il y a une gestion calamiteuse de certaines affaires emblématiques, la société pense que c"est à cause des magistrats.
Que proposez-vous pour tenter de changer cette situation ?
P.B. J"appellerai la population à venir manifester dans la rue en disant : "Pour une justice efficace et rapide" et surtout j"organiserai dans toutes les juridictions au niveau des cours d"appel ou des tribunaux des journées portes ouvertes. J"avais été emballé par ces journées organisées il y a quelques années.
Je pense aussi à ce qui a été fait à Saint-Étienne où ils ont fait venir les élus locaux et les médias dans le tribunal.
Comment voyez-vous la suite du mouvement ?
P.B. Si toute cette formidable controverse ne débouchait de nouveau sur rien, là je pense que la magistrature, ses syndicats en tout cas ne se laisseraient pas faire.
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