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Enquête Pourquoi y a-t-il si peu de personnes en situation de handicap en politique ?

Article rédigé par Yann Thompson
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
De gauche à droite : Sébastien Peytavie, Damien Abad, Odile Maurin, José Beaurain et Virginie Cronier. (AFP / MAXPPP - ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Malgré l'apparition de nouveaux visages à l'Assemblée nationale, les députés handicapés restent des exceptions en France, voire des anomalies aux yeux d'un monde politique qui peine à les inclure.

A l'Assemblée nationale, des élus s'émerveillent devant les dorures, le velours rouge et les fresques d'Eugène Delacroix qui ornent la bibliothèque. José Beaurain, lui, s'enivre d'"une magnifique odeur de bois ciré". Cet accordeur de piano, désormais député de l'Aisne, est non voyant. Cet élu du Rassemblement national (RN) est l'un des trois parlementaires en situation de handicap, visible ou déclaré, qui ont rejoint le Palais Bourbon à l'issue des élections législatives.

Durant la précédente mandature, un seul député était handicapé : Damien Abad. Atteint d'une maladie neuromusculaire congénitale rare, l'élu de l'Ain siégeait sur les bancs des Républicains. Malgré des accusations de viols, il a été réélu dans la 5e circonscription du département et a migré vers les premiers rangs réservés aux membres du gouvernement, en tant que ministre des Solidarités.

Quelques fauteuils plus à gauche, siège Sébastien Peytavie, fraîchement élu en Dordogne sous les couleurs de la Nupes et paraplégique depuis l'âge de 3 ans. Des travaux ont été lancés pour lui permettre de prendre place en bas de l'hémicycle en fauteuil roulant. Du jamais-vu dans l'histoire de la Ve République.

Un sentiment de ne pas être légitimes

La France serait-elle en train de rattraper son retard en matière d'inclusion dans la vie politique des personnes non-valides ? Sans compter ceux qui n'auraient pas rendu public un handicap invisible, les trois élus actuels ne représentent que 0,5% des 577 députés. Bien loin de la part des personnes handicapées dans l'ensemble de la société : jusqu'à 16% de la population, selon l'Insee. Cette sous-représentation est tout aussi criante à l'échelon régional, départemental et local.

Ce phénomène ne vient certainement pas d'un désintérêt pour la chose publique, clame d'emblée le sociologue Pierre-Yves Baudot, enseignant-chercheur à l'université Paris Dauphine : "Quand elles sont inscrites sur les listes électorales, les personnes en situation de handicap votent dans des proportions identiques au reste de la population, alors qu'aller voter leur demande souvent des efforts incroyables."

Pour autant, "les personnes en situation de handicap sont très énervées contre la société", avance Sébastien Allix, président de l'association SOS Handicap, en Ille-et-Vilaine. Atteint de dyspraxie, ce candidat de 27 ans s'est présenté pour la première fois lors de ces législatives. Il se sentait "fatigué de ne pas être entendu par les élus", mais aussi déçu du manque de mobilisation collective des personnes handicapées.

"Les personnes en situation de handicap sont fatiguées d'avoir des bâtons dans les roues à longueur de journée. Cela ne leur donne pas envie de s'engager."

Sébastien Allix, ex-candidat aux législatives

à franceinfo

Certains, tentés par une implication politique, hésitent parfois à sauter le pas. "Une élue m'a poussé à me lancer, illustre le député Sébastien Peytavie. Je ne me sentais pas forcément légitime sur mon fauteuil, depuis le fin fond de la Dordogne, sans avoir fait Sciences Po." Son homologue José Beaurain évoque une "appréhension qu'on peut avoir d'un monde qui ne semble pas le nôtre". Au point que certains renoncent. Candidat LREM malheureux aux législatives à Paris, Yanis Bacha cite "l'autocensure" comme premier facteur de la sous-représentation politique des personnes en situation de handicap.

"Aux dernières municipales, j'en connais qui ont renoncé juste avant le dépôt des listes. Elles ne s'en sont pas senties capables et elles ont eu peur d'être présumées incompétentes."

Yanis Bacha, ex-candidat aux législatives

à franceinfo

Une fois lancées dans la vie militante, les personnes handicapées doivent trouver leurs marques dans un univers qui a longtemps fonctionné sans elles. "Le champ politique est jalonné d'inégalités d'accès qui constituent un processus de ségrégation. Il en coûte plus aux personnes handicapées pour pouvoir arriver à faire carrière", avance le sociologue Cyril Desjeux, directeur scientifique de l'association Handéo, auteur d'un rapport sur le sujet en 2021.

Le chercheur relève par exemple le cas de personnes autistes, mises en difficulté du fait de leur hypersensibilité : "Des salles mal insonorisées, ou avec du larsen, ou trop éclairées, peuvent compromettre la capacité de ces personnes à participer." Autre exemple : même si certaines réunions sont accessibles aux personnes sourdes ou malentendantes, ces dernières "passent à côté des échanges informels et des temps de négociation".

Des difficultés de battre la campagne

Le moment de la campagne électorale est souvent révélateur. Sébastien Peytavie a dû animer sa première réunion publique dehors, faute d'accès au lieu réservé. "Le pire, ç'a été les porte-à-porte", raconte Yanis Bacha, qui a fait campagne sur le slogan "Je roule avec Yanis". "Dans les immeubles anciens ou dans les petites rues pavées, tu es battu d'avance, témoigne-t-il. Tu sais que ta campagne ne va se faire qu'à moitié."

Il faut aussi se confronter à la méconnaissance du handicap, voire à l'hostilité, aux discriminations des élus et des partis. "Au contact du public, je n'ai jamais été confronté à des propos tendancieux ou à une remise en cause de mes capacités", remarque Matthieu Annereau, conseiller municipal LREM à Saint-Herblain (Loire-Atlantique). "Mais dans la classe politique locale, j'ai eu droit à 'Un candidat non voyant, et pourquoi pas une chèvre ?' ou 'Monsieur Annereau joue avec son handicap'."

José Beaurain, lui aussi, dit avoir été confronté au conservatisme du monde politique. Conseiller municipal depuis 2014 à Chauny (Aisne), il a pris la tête d'une liste RN en 2020 pour briguer la mairie. "Certains adversaires politiques m'ont alors lancé : 'Quand même pas maire... Tu ne vois pas, tu ne peux pas être maire'. Pour eux, avoir un élu handicapé n'est pas un problème, tant qu'il est dans un second rôle." Il a pris sa revanche aux législatives, sous un slogan de circonstance : "L'essentiel n'est pas de vous voir, mais de vous entendre."

Des quotas comme en entreprise ?

Alors comment ouvrir davantage la porte des hémicycles aux personnes en situation de handicap ? Deux grandes propositions émergent, à commencer par la création d'un fonds national pour permettre à chaque élu ou candidat de bénéficier d'une compensation de son handicap, comme cela existe déjà dans le monde du travail. A l'heure actuelle, ceux qui s'engagent sont souvent dépendants de la bonne volonté de leur exécutif ou de leur parti pour obtenir des outils techniques adaptés, des aménagements ou des moyens humains.

L'enjeu est particulièrement sensible pour les élus d'opposition, placés dans un lien de dépendance vis-à-vis de la majorité au pouvoir. C'est le cas d'Odile Maurin, conseillère municipale à Toulouse depuis 2020. Cette élue de gauche est autiste et atteinte d'une maladie génétique rare, qui limite ses mouvements et nécessite un fauteuil roulant électrique. "J'ai des problèmes de lenteur et de concentration qui ont besoin d'être compensés par une aide humaine", décrit cette militante associative.

"Je ne suis pas moins capable que les autres, mais tout me prend quatre fois plus de temps."

Odile Maurin, conseillère municipale à Toulouse

à franceinfo

Engagée dans un bras de fer avec la droite locale pour obtenir davantage de moyens, elle bénéficie pour l'heure d'une aide pour les temps de réunions, mais pas pour travailler ses dossiers. "Pour arriver à suivre, je suis contrainte de consacrer 80% de mes revenus d'élue pour rémunérer une assistante", dénonce-t-elle.

"Je pioche aussi dans mes économies depuis deux ans et j'ai l'impression qu'on cherche à m'asphyxier financièrement. Tout est fait pour me pousser à la démission."

Odile Maurin, conseillère municipale à Toulouse

à franceinfo

L'autre grande proposition, moins consensuelle, consiste à imposer aux partis la présence de candidats en situation de handicap lors des élections, comme pour la parité femmes-hommes. "On pourrait imaginer un quota de 6%, pour coller au chiffre retenu pour les personnes handicapées dans le monde professionnel", même si celui-ci est loin d'être atteint dans les faits (3,5%), défend Matthieu Annereau, qui porte cette mesure en tant que président de l'Association pour la prise en compte du handicap dans les politiques publiques et privées.

La force de l'exemple

Dès 2017, le Conseil de l'Europe a appelé les Etats membres à "envisager" la mise en place de tels quotas. La question divise encore. "Ça me ferait chier qu'on me dise : 'T'es candidat parce que t'es handicapé'", écarte Yanis Bacha. "Si c'est pour se retrouver comme dans les entreprises, où l'on sélectionne les handicaps qui demandent le moins d'adaptations, non merci", met en garde Odile Maurin.

En attendant des avancées législatives, la force de l'exemple pourrait faire évoluer les mentalités. "La personne en situation de handicap est encore trop souvent perçue comme assistée et non pas comme une personne ressource", déplore Virginie Cronier, conseillère municipale à Caen (Calvados) et présidente de l'association Les Elus sourds.

"Dans le monde politique, il y a ce cliché de l'homme de pouvoir, en bonne santé, sans fragilité. Un ministre en situation de handicap invisible m'a dit qu'il cachait sa situation à cause de cela."

Matthieu Annereau, conseiller municipal à Saint-Herblain

à franceinfo

A l'Assemblée nationale, les nouveaux députés concernés savent qu'une partie de la solution se trouve entre leurs mains. Des vocations naîtront peut-être de leur parcours. "Ma plus grande fierté serait qu'à la fin de cette mandature, plus personne, valide ou pas, ne s'interroge sur la capacité des gens en situation de handicap à exercer un mandat", assure José Beaurain. "Ouvrir les yeux des gens, pour un non-voyant, ce serait quelque chose d'assez extraordinaire."

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