Observateur attentif de la scène politique, Alexandre Dorna analyse les évolutions de la gouvernance politique
L"économie moderne, débarrassée des contraintes morales et politiques, a pris le pas sur l"autorité souveraine des États et des peuples explique le chercheur.
Spécialiste en psychologie politique, Alexandre Dorna nous aide à mieux comprendre les motivations et les conséquences des décisions politiques.
Crise financière, crise climatique, crise énergétique, crise sanitaire… le monde est entré en "zone dangereuse". Quel est votre analyse et comment interprétez-vous l"utilisation récurrente de ce terme pour décrire des phénomènes de nature et d"ampleur différentes ?
A. D. La question est vaste et il convient d"être clair. Précisons d"emblée que mon approche universitaire n"est pas celle de l"analyste à la logique cartésienne dont la tendance à dissocier les idées et les sentiments me semble un biais méthodologique et une erreur fondamentale. La politique et la psychologie sont des vieilles complices qu"il ne faut ni séparer, ni extirper de leur contexte. Pour le dire autrement, c"est le dehors qui surdétermine le dedans.
J"apprécie la métaphore d"un monde en surchauffe mais la réalité politique des crises n"est pas de nature écologique. Elle est plutôt la conséquence d"une "glaciation politique".
Les politiques sont dans une "chambre froide", fonctionnent en circuits fermés, isolés des sensations des masses. La gouvernance politique reste plus que jamais sous l"emprise de la vision machiavélique. Et le droit de vote des citoyens n"est que le dernier vestige symbolique d"une souveraineté qui leur échappe inéluctablement.
La République est éclatée car la volonté du bien commun n"a plus sa place au milieu des idéologies et des intérêts particuliers auxquels ajoutent l"avènement de l"ère du spectacle et l"impudeur de la "people propagande".
La professionnalisation de la politique transforme les hommes en fonctionnaires et en mercenaires des pouvoirs.
Si le vocable de crise s"avère inapproprié, les dysfonctionnements sont eux bien réels. Quels effets peuvent-ils produire ?
A. D. Ce terme est trop galvaudé pour rendre compte de la "glaciation" en cours. La crise actuelle n"est plus un signe de maladie, mais la phase décisive d"une affection qui peut s"orienter vers l"aggravation faute de décisions courageuses.
Marcel Mauss disait: "la crise est un état dans lequel les choses irrégulières sont la règle et les choses régulières impossibles". C"est là que la réaction populaire, devant la confusion et la longue attente, se cristallise en termes de crise d"incarnation charismatique.
L"expérience historique montre aussi que les comportements de masse sont spontanés et inattendus. La vague de révoltes de ces derniers temps n"est pas dû au hasard. La présence ici et là de tentatives de contestations fait partie du mécanisme collectif d"essai et d"erreur afin de trouver des brèches pour faire tomber les murs de l"indifférence et de la résignation.
Des réactions collectives peuvent créer à moyen terme un effet de contagion capable de réunir les conditions objectives et les réactions subjectives dans un élan de rupture avec les idées dominantes.
"L"économisme" semble avoir pris le pas sur le politique au cours de la dernière décennie... Comment l"expliquez-vous ? Les politiques ont-ils perdu leur pouvoir ? Leur autonomie ? Leur influence ?
A. D. Le rapport de forces entre le politique et l"économique n"est pas nouveau mais il s"est tendu et renversé. L"économie a pris la place du politique à partir du moment où l"économie (domestique disait Aristote) s"est transformée en économie politique avec la modernité capitaliste, puis en économie de l"argent avec l"hyper-capitalisme financier d"aujourd"hui.
Les relations entre l"économique et le politique, auxquelles il convient d"ajouter le psychologique, remontent à une longue période de l"histoire mais elles sont devenues des liaisons dangereuses. L"économie moderne, débarrassée des contraintes morales et politiques, se hisse aujourd"hui, telle une puissance autonome, par delà l"autorité souveraine des États et des peuples.
C"est l"économie en tant qu"argent accumulé en dehors du bien commun et de la chose publique, qui fait la puissance du système capitaliste mondial et est source de domination universelle. L"emprise de l"économie qui s"exprime depuis fort longtemps, a muté en idéologie dominatrice de l"espace public.
Le poète Antonio Machado, en parlant de "Don Dinero, poderoso caballero" (M. l"Argent, puissant gentilhomme) montre comment ce symbole tyrannique s"est imposé sournoisement dans nos sociétés modernes et s"est incarné dans le système capitaliste.
Le personnage de l"Oncle Picsou chez Walt Disney incarne assez bien la valeur suprême de l"argent comme symbole. La possession de l"argent est ici révélatrice d"une mentalité où le désir de puissance retrouve sa réalisation pathologique.
En définitive, si l"économie repose paradoxalement sur l"irrationalité spéculative, alors la psychologie de l"argent-roi n"est qu"une folie socialement partagée.
Qu"en est-il de la dimension psychologique ?
A.D. Certains psychologues, parmi lesquels Eric Fromm, démontrent comment l"économie participe de la dynamique de "l"avoir et de l"être".
Tout le raisonnement économique moderne est tendu vers une société de l"argent-roi qui témoigne d"une conception de l"homme avide et prédateur.
La demande de "liberté" de cumuler des richesses sans limites exprime bien une tendance narcissique devenue le cadre culturel de notre époque. Un âne (je ne rien contre ce charmant animal) peut occuper une place d"honneur à condition qu"il possède de l"argent.
L"argent en tant que moyen de possession se libère des devoirs au point d"éroder les conventions qui rendent possible la vie en commun et le pacte social, les droits qui protègent l"homme et les codes de la justice.
L"économie capitaliste se débarrasse des liens moraux qui facilitent la relation équilibrée de l"homme avec ses semblables.
Selon vous, le politique et l"économie ont perdu leur vocation ?
A.D. La pratique économique a cessé de s"occuper de la famille humaine, voire de la cité, selon les termes de la tradition ancienne, pour se transformer en source des inégalités.
Devenue une science autonome, elle se formalise et se veut un savoir prédictif, à l"image des sciences de la nature, en voulant réduire les incertitudes. C"est l"entrée en scène des ingénieurs de l"économie, des techniciens qui progressivement se déguisent en hommes politiques pour mettre leur vision prétendument scientifique à la place de la politique, celle qui doit rester vigilante aux intérêts de tous et aux valeurs communes.
Le passage de l"économie des techniciens aux professionnels de la politique n"est pas brillant.
La crise chronique de 1973 à nos jours, en passant par celle des "subprimes" de 2008, est une incitation, par delà le doute raisonnable, à faire un réexamen du problème et d"une nouvelle doctrine économique.
Disons-le, enfin, clairement: soutenir que seul l"intérêt individuel est la source de la richesse et le seul mobile des activités humaines, c"est un sophisme inventé par l"économisme en tant qu"idéologie et une manière faussement psychologique de poser le problème.
La théorie imaginative de "l"homo œconomicus" a fait faillite il y a belle lurette.
Pour quelles raisons ?
A.D. Les hommes ne réagissent pas de manière si rationnelle que les théories économiques l"affirment. La rationalité humaine est non seulement limitée, mais aussi fortement influencée par des phénomènes d"ordre affectif. Nos comportements n"obéissent pas uniquement aux mécanismes de conditionnement. Les croyances, la culture et les représentations sociales jouent un rôle non négligeable.
Insister sur la création de la richesse par la loi de l"offre et de la demande et vouloir maintenir cette loi comme source d"explication de l"économie humaine est une fiction, une simplification de la réalité. La motivation au travail n"est pas uniquement économique.
Quels sont les autres modèles ?
A.D. Il existe des théories alternatives au modèle simpliste de "l"homo oeconomicus" imposé par le libéralisme moderne et postmoderne : celle du "don" par exemple attribuée à Marcel Mauss ou encore celle du "solidarisme" dans la version laïque de Léon Bourgeois.
Le reconnaître serait déjà un grand pas d"ouverture, non seulement pour un débat académique, mais dans la perspective d"une alternative viable.
Voir le site "C@hiers de Psychologie politique"
Lire aussi
Fondements de psychologie politique. Alexandre Dorna, PUF, 1998
De l'âme et de ma cité. Alexandre Dorna, L'harmattan, 2004)
Crises et violences politiques. Coordinateur: : Alexandre Dorna, In Press. 2006
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.