Que reste-t-il du Front national de Jean-Marie Le Pen dans le Rassemblement national d'aujourd'hui ?

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Jean-Marie Le Pen, ancien dirigeant du Front national (ancien nom du Rassemblement national), à Paris, le 1er mai 2018. (EDOUARD MONFRAIS-ALBERTINI / HANS LUCAS)
En menant depuis 2011 une dédiabolisation radicale mais inachevée, Marine Le Pen a remodelé le parti dont elle a hérité de son père, mort mardi à l'âge de 96 ans. Sans renoncer aux fondamentaux d'une formation politique bâtie sur le rejet de l'immigration.

Jean-Marie Le Pen n'était plus le président du Front national (FN), ancien nom du Rassemblement national (RN), depuis janvier 2011, quand il avait transmis avec émotion les clés du parti à sa fille Marine. Il n'en était même plus membre depuis l'été 2015, quand cette même fille cadette l'en avait exclu. Mais à la mort de la figure tutélaire de l'extrême droite française, mardi 7 janvier, c'est vers le parti et ses cadres que se sont immédiatement tournés les regards : comment le RN allait-il réagir ?

L'héritage de Jean-Marie Le Pen est "assumé", défend le député RN Philippe Ballard. "C'était le seul à tirer les signaux d'alarme", estime le parlementaire de l'Oise. Le parti d'extrême droite, dans un communiqué diffusé mardi après-midi, saluait "un visionnaire, imposant dans le débat public les grands sujets qui structurent aujourd'hui la vie politique", comme l'immigration, la mondialisation, "le déclassement de la France" ou "le risque de dilution dans l'Union européenne". Le tribun nationaliste est même dépeint par l'eurodéputé Thierry Mariani comme un "lanceur d'alerte" sur des thèmes toujours chers au parti désormais dirigé par Jordan Bardella. 

Un changement de ligne économique

Au premier plan des positions héritées du fondateur du FN figure "incontestablement" une "focalisation" sur l'immigration, relève le politologue Jean-Yves Camus. "Il reste de Jean-Marie Le Pen l'obsession migratoire, faux-nez d'une vision ethniciste de la nation", formule Marie Toussaint, eurodéputée écologiste, à propos de cet homme politique souvent condamné en justice pour des propos racistes, antisémites, négationnistes et islamophobes.

En prenant la tête du parti, Marine Le Pen en a néanmoins réorienté la ligne. "Le bouc émissaire principal de Jean-Marie Le Pen était les immigrés, quels qu'ils soient, souligne Erwan Lecœur, sociologue et chercheur associé au laboratoire Pacte de Grenoble. Quand sa fille prend le pouvoir, elle regarde ce qu'il se passe ailleurs et déduit que le sujet, désormais, c'est l'islam. Elle transforme le RN en parti anti-islam, ce qui lui permet de conquérir de nouveaux électorats, comme les femmes et les jeunes."

La ligne économique défendue par le parti à la flamme a, elle aussi, évolué sous la présidence de Marine Le Pen. Alors que son père, partisan de Ronald Reagan, défendait une vision ultra-libérale dans les années 1970 et 1980, l'héritière a fait du protectionnisme l'un de ses marqueurs politiques. Une évolution programmatique qui "concerne tous les partis", estime Thierry Mariani, car "le monde a changé". Ces dernières années, le RN s'est présenté comme le parti défendant les intérêts de la classe moyenne, même si ses propositions économiques sont critiquées par les spécialistes.

Un parti toujours "très centralisé" et "peu démocratique"

Reste que derrière la modernisation de la ligne politique, le RN ne rejette pas la figure paternelle. "Si le FN de Jean-Marie Le Pen n'avait pas existé, le RN ne serait pas où il en est", résume Jean-Yves Camus, historien spécialiste de l'extrême droite. "Il restera celui qui, dans les tempêtes, tint entre ses mains la petite flamme vacillante de la Nation française et qui, par une volonté et une ténacité sans limites, fit du mouvement national une famille politique autonome, puissante et libre", écrit ainsi le RN dans son hommage de mardi.

L'organisation interne du RN ressemble aussi beaucoup à celle du FN. "C'est toujours un parti organisé comme le Parti communiste des années 1920, avec une structuration extrêmement forte, très centralisée, peu démocratique en interne, qui rassemble des tendances très diverses de l'extrême droite", observe Erwan Lecœur. Avec une différence toutefois : "Sous Jean-Marie Le Pen, tous les numéros 2 ont fini aux oubliettes ; pour l'instant avec Jordan Bardella, ça a l'air de bien fonctionner", note Jean-Yves Camus.

Dirigé d'une main de fer par Jean-Marie Le Pen jusqu'en 2011, le parti assure aussi avoir profondément évolué depuis une quinzaine d'années. "La vraie différence avec Marine Le Pen et Jordan Bardella, c'est qu'eux veulent vraiment exercer le pouvoir", note le député européen RN Thierry Mariani. Certes, confirme Erwan Lecœur, "Jean-Marie Le Pen n'a probablement jamais pensé qu'il pourrait conquérir le pouvoir par les urnes, contrairement à sa fille". Mais le patriarche était aussi limité par le contexte politique de l'époque. Jean-Yves Camus rappelle ainsi "la solidité du cordon sanitaire contre l'extrême droite" à l'époque, notamment en 2002.

"Jean-Marie Le Pen n'était sans doute pas un homme dont la culture était celle du pouvoir, mais que pouvait-il faire de plus que son score à la présidentielle de 2002 (17,79%) ?"

Jean-Yves Camus, historien spécialiste de l'extrême droite

à franceinfo

Pour mener à bien son objectif de victoire, Marine Le Pen a très tôt entrepris de dédiaboliser son parti et de tourner la page des déclarations outrancières ou haineuses de son père. Cette entreprise de normalisation s'est notamment traduite par le changement de nom du parti en 2018, ainsi que par un renouvellement de ses représentants. De l'ancienne garde, proche du père, "il ne reste plus grand monde", selon Erwan Lecœur, qui pointe un changement notable "de génération" parmi les cadres du parti, comme Jordan Bardella, ou les députés Jean-Philippe Tanguy et Laure Lavalette.

Jean-Marie Le Pen, une figure encombrante ?

La communication est désormais verrouillée : seule la petite dizaine de porte-paroles du parti est habilitée à répondre à la presse. "Le RN s'est professionnalisé, la manière de fonctionner en interne a complètement changé", assure Thierry Mariani, reprenant un argument fréquemment répété par les troupes du parti d'extrême droite. Les nombreux propos racistes et profils problématiques de candidats RN lors de la campagne des législatives de 2024 mettent à mal ce discours.

Des signes de "trous dans la raquette", relève Jean-Yves Camus, qui ont pu contribuer au succès inattendu du front républicain. La preuve aussi, selon Marie Toussaint, que "sous un vernis modernisé et bodybuildé, l'idéologie est restée la même : louer une supposée identité inébranlable, stigmatiser ceux qui ne correspondent pas à cette idée, essentialiser pour mieux exclure"

Le RN devra désormais décider ce qu'il fait de la figure de son fondateur, honnie d'une grande partie des électeurs, comme le rappelle Mathieu Gallard, directeur d'études chez Ipsos, sur X. Dans les cadres d'aujourd'hui, "très peu de gens se réclament" de Jean-Marie Le Pen, avance Philippe Ballard. Invités sur les plateaux de télévision depuis mardi, ces derniers se montrent prudents. Le communiqué de Marine Le Pen, diffusé mercredi, reste sur le plan personnel et se borne à saluer la mémoire de son "papa", avec lequel elle s'était réconciliée ces dernières années. "La stratégie du RN est de se concentrer sur sa candidate à la présidentielle, sans remettre une pièce dans la machine sur quelqu'un qui n'a pas permis d'accéder au pouvoir", détaille Erwan Lecœur. Les éloges viendront "si le parti accède au pouvoir", ajoute le sociologue.

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