"Tout est à terre" : dans les couloirs des ministères, le gouvernement de Michel Barnier plie bagage avec un sentiment de "gâchis", de "déception" et de "tristesse"
"On avait l'espoir de montrer que les choses pouvaient fonctionner et que voter la censure serait trop chère pour les oppositions. C'était un mauvais pari." Dans la nuit noire parisienne, cette conseillère vient tout juste de quitter son ministère, où elle a assisté, sans grande surprise, à la censure du gouvernement de Michel Barnier. "J'ai un sentiment de gâchis, on avait plein de dossiers sur le feu qu'on va laisser en plan. La classe politique française me désespère, il n'y en pas un pour rattraper l'autre", soupire cette conseillère du gouvernement. Abattue, ayant "le sentiment de ne servir à rien", elle imagine déjà une potentielle reconversion : "J'en perds ma passion de la chose publique, j'ai envie de revenir dans le privé." Après un peu de plus de deux mois aux manettes, l'équipe de l'ancien négociateur du Brexit est tombée, mercredi 4 décembre, avec 331 députés qui se sont prononcés pour la censure, ouvrant la voie à une crise politique inédite. "Le score, c'est le coup de grâce, je pensais qu'une quinzaine de députés n'oseraient pas et ils ont fait carton plein. J'ai pris un petit coup sur la tête", relate un autre conseiller de l'exécutif.
Il n'est pas le seul à se réveiller un peu sonné ce jeudi matin. "Il y a forcément un sentiment de gâchis. On a travaillé dans une situation politique inédite et on avait réussi à obtenir des choses importantes. Tout cela est balayé par des ambitions de politique politicienne", fustige Paul Christophe, ministre démissionnaire des Solidarités, de l'Autonomie et de l'Egalité entre les hommes et les femmes. Ce cadre d'Horizons, le parti d'Edouard Philippe, avait prévu de faire une annonce importante en fin de semaine, avec le Premier ministre, dans le périmètre de son portefeuille. "Tout est à terre, je ne suis plus ministre", dit-il.
"Il y a une petite amertume. C'est très triste pour la France."
Paul Christophe, ministre démissionnaire des Solidaritésà franceinfo
Un autre conseiller ministériel témoigne lui de sa "déception" pour les "Français qui en ont marre de ce spectacle politique désolant" mais aussi d'un "écœurement de voir les calculs politiciens prédominer sur l'intérêt général". L'un de ses collègues partage encore sa "tristesse de constater que le sens de l'intérêt général et de la France a disparu dans l'esprit des élus". "C'est le triomphe des calculs et des intérêts personnels", dénonce-t-il.
Certains préfèrent tout de même relativiser leur sort. "Après plusieurs remaniements vus de l'intérieur, on apprend à ne pas se projeter, sourit une conseillère d'un poids lourd du gouvernement démissionnaire. Donc, on va gérer les affaires courantes et après on verra". Depuis mercredi minuit, le gouvernement de Michel Barnier se borne à expédier les affaires courantes de l'Etat, comme cela avait été le cas pendant de nombreuses semaines au cours de l'été avec Gabriel Attal.
"C'était voué à l'échec"
Les dossiers sur la table ne manquent pourtant pas. C'est ce qui préoccupe d'abord Marc Ferracci, le ministre délégué démissionnaire de l'Industrie. "L'enjeu, c'est de maintenir, chacun dans son champ ministériel, le pays à flot avec des dossiers très urgents à gérer", explique ce proche du président de la République, qui se dit "combatif". Il a choisi de ne pas annuler, par exemple, une réunion jeudi matin avec les acteurs du dossier Vencorex, cette usine chimique près de Grenoble (Isère) menacée de fermeture.
S'ils n'ont pas encore tous bouclé leurs cartons, ils sont plusieurs à se refaire le film du gouvernement Barnier. Et certains se montrent très critiques à l'égard de la méthode du Premier ministre, désormais démissionnaire. "On a présenté Barnier comme un grand négociateur, mais on se demande bien avec qui il a négocié", glisse une conseillère.
"C'est bien, les jolis déplacements pour serrer la pince de Lucette, mais il aurait dû ne parler qu'aux parlementaires, et ne faire que ça."
Une conseillère ministérielleà franceinfo
La plupart des personnes contactées par franceinfo estiment que l'issue était inéluctable. "Je me suis refait tout le film depuis lundi et je me dis que le jeu était joué d'avance, on était pris dans un étau entre le NFP et le RN qui était insoluble. C'était voué à l'échec, assure le conseiller d'un ministre de premier plan. Il fallait un gouvernement courageux qui essaie et qui essuie les plâtres, c'est celui-là. On n'a pas réussi, le prochain est condamné à réussir". "Le Premier ministre l'a rappelé hier : le jour où il a reçu Boris Vallaud [président du groupe PS] et Olivier Faure [patron du PS], ils n'avaient pas encore commencé à échanger qu'ils lui parlaient déjà de censure. Les dés étaient pipés d'avance", dénonce Paul Christophe. "Honnêtement, c'était un gouvernement en sursis dès le début et à la merci du RN. Il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire", abonde encore une conseillère.
"Discuter avec le RN n'apporte rien"
La stratégie de Marine Le Pen et de ses troupes obsède encore beaucoup dans les étages des ministères. Le groupe d'extrême droite était, depuis le début de la nomination de Michel Barnier et de son équipe, en position d'arbitre et de censeur, la gauche ayant annoncé d'entrée de jeu qu'elle voterait la censure. Afin d'amadouer le RN, le gouvernement a progressivement lâché sur plusieurs mesures, que ce soit la taxe sur l'électricité ou le déremboursement des médicaments. Sans succès, puisque Marine Le Pen avait aussi fait de la désindexation des retraites une de ses lignes rouges. "Ce qui ressort de la séquence, c'est que discuter avec le RN n'apporte rien", constate Marc Ferracci.
"Marine Le Pen a été dans une escalade de demandes qui étaient devenues intenables."
Marc Ferracci,ministre démissionnaire de l'Industrie
Le dernier communiqué de Matignon avant le vote de mercredi, où le Premier ministre s'engageait à ce qu'il n'y ait pas de déremboursement de médicaments par la Sécurité sociale, est resté en travers de la gorge de nombreux soutiens de Michel Barnier. Parce qu'il mentionnait spécifiquement Marine Le Pen en ces termes : "De nombreuses demandes ont été exprimées sur ce sujet. Mme Marine Le Pen, au nom du Rassemblement national, l'a rappelé au Premier ministre ce matin encore lors d'un échange téléphonique". L'ex-patronne du RN demandait aussi de la considération pour son parti et ses électeurs. Cette reconnaissance gouvernementale n'aura pas suffi à ce qu'elle ne vote pas la censure.
Le résultat étant maintenant là, chacun tente de se projeter sur la suite en espérant l'avènement d'une coalition avec le PS. "Il reste des partis de gouvernement qui ont choisi de voter la censure, l'enjeu est malgré tout de construire quelque chose avec eux", affirme Marc Ferracci. "On ne va pas changer l'Assemblée. L'équation, c'est de se mettre d'accord sur le contenu, puis le Premier ministre" pour avoir cette coalition "des sociaux-démocrates jusqu'à la droite", embraye Paul Christophe. Et l'ancien député d'ajouter : "Mais il faut arrêter les lignes rouges, c'est mortifère."
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