Grand entretien La France est-elle de droite ? "Les données ne vont pas dans le sens de ce qu'on entend", répond le politiste Vincent Tiberj
L'affirmation est récurrente : la France serait de droite. Nicolas Sarkozy l'a encore réaffirmé fin août dans Le Figaro. Après les élections législatives anticipées, consécutives à la dissolution de l'Assemblée nationale, l'ancien président de la République a d'ailleurs réclamé un Premier ministre de droite pour diriger la France. Il a été entendu par Emmanuel Macron, qui a choisi de nommer Michel Barnier à Matignon, jeudi 5 septembre.
Alors que le nouveau locataire de Matignon réfléchit à la constitution de son gouvernement, franceinfo s'est entretenu sur le sujet avec le politiste Vincent Tiberj. Ce professeur des universités et chercheur au Centre Emile-Durkheim estime dans son dernier ouvrage, La droitisation française, mythe et réalités : comment citoyens et électeurs divergent (PUF, 2024), que l'idée d'une France penchant à droite constitue à la fois "une réalité, par en haut" et "un mythe, par en bas". Le chercheur a analysé un grand nombre d'enquêtes d'opinion sur la durée pour développer cette thèse qu'il qualifie lui-même de "contre-intuitive".
Franceinfo : Aux dernières élections législatives, deux tiers des voix sont allées au centre droit, à la droite et à l'extrême droite. Cela ne montre-t-il pas que la France est de droite ?
Vincent Tiberj : Les électeurs et les citoyens ne peuvent plus être considérés comme des synonymes. Lorsque vous aviez des niveaux de participation extrêmement forts, comme au début de la Ve République, vous pouviez estimer que les "absents avaient tort". C'était une abstention sociologique, qui montrait la mauvaise intégration des individus. Mais depuis, on a une abstention qui a changé de nature.
Il y a un abstentionnisme de rupture, de rejet de l'ensemble du spectre, particulièrement visible parmi les catégories populaires. Les anciens ouvriers du baby-boom continuent à voter, mais ça décroche dans les générations d'après. Il y a une vraie cassure. Ce ne sont pas des "sans opinion", mais il y a une vraie démission à l'endroit de la scène électorale. Et il y a un troisième type d'abstention, que l'on trouve surtout parmi les diplômés du supérieur. Là, voter ne suffit plus. C'est une mise à distance du vote comme moyen de s'exprimer. Par contre, ces catégories participent à travers des associations, des pétitions, des manifestations.
"Les urnes sont de moins en moins représentatives, particulièrement dans les élections les moins mobilisatrices."
Vincent Tiberj, politisteà franceinfo
On se retrouve dans une situation où il reste des citoyens-électeurs accrochés, mais ceux-ci ne sont plus représentatifs. Par ailleurs, on les trouve plutôt chez les baby-boomers, et notamment parmi les plus riches, les classes moyennes. Du coup, en matière de valeurs, le barycentre de ces générations est plus conservateur.
On est aussi dans un monde où 40 à 50% des répondants ne se sentent proches d'aucun parti. Il faut très clairement comprendre qu'un vote, ce n'est plus un blanc-seing. Quand vous avez presque 50% des ouvriers qui ne sont pas allés voter aux législatives, vous ne pouvez pas vous proclamer comme le parti des ouvriers, même quand vous avez une majorité parmi les voix exprimées. Les partis qui souffrent le plus de cette "grande démission" sont les formations de gauche.
Donc la France qui vote est de droite ?
Il y a un autre point à avoir en tête : l'élection est une question, c'est vieux comme la science politique. L'élection ne sera pas la même, selon les sujets qu'on met en avant. Si vous parlez d'immigration dans la campagne, vous n'aurez pas les mêmes réponses que si vous parlez de la réforme des retraites, du modèle social. Chaque élection se déroule sur un terrain et quand vous êtes un parti, vous avez tout intérêt à jouer à domicile. Quand vous êtes le Rassemblement national, vous avez envie qu'on parle d'immigration, de sécurité, et à votre manière.
Lors des législatives, au premier tour, les gens ont voté par rapport aux questions d'immigration, d'insécurité, mais aussi sur la politique économique du gouvernement. Et au second tour, cette fois-ci, c'était pour ou contre le RN, sur la question du libéralisme culturel. Je pense que le vote RN est minoritaire en France, ce qu'ont prouvé les législatives. En revanche, il y a chez les gens qui votent RN une vraie adhésion, un nombre considérable de gens qui considèrent que c'est la solution. Et avec la droitisation par le haut, le vote RN est devenu acceptable. Il y a eu tout un travail politique, médiatique, de normalisation du RN auprès d'électeurs conservateurs.
Qu'appelez-vous "la droitisation par le haut" ?
Qu'est-ce qui compte dans notre discussion publique ? Ce n'est pas nécessairement ce qui se passe dans les sondages ou les sciences sociales, mais ce qu'en disent les responsables politiques et les commentateurs des plateaux télé. Je pense qu'il y a plusieurs phénomènes qui se conjuguent pour aboutir à ce que je nomme le "conservatisme d'atmosphère". Il s'agit d'abord de penser que le pays est naturellement à droite, qu'il demande un contrôle de l'immigration, une demande de sécurité, moins d'impôts, alors que dans le même temps on veut plus de policiers et des hôpitaux qui fonctionnent.
On cherche à imposer une manière de voir la société. Les tenants de cette théorie sont aussi ceux qui peuvent en bénéficier, par exemple Les Républicains (LR). Quand vous êtes un parti en perte de vitesse, vous avez tout intérêt à faire croire que vous êtes au centre du jeu politique. Cela se fait au nom des citoyens, mais sans vraiment les prendre en compte. Il y a depuis très longtemps en politique ce hiatus, cet appel au "pays réel".
"La manière dont on parle aujourd'hui de la société française favorise un camp qu'on pourrait qualifier de conservateur."
Vincent Tiberjà franceinfo
On entend beaucoup "les Français pensent que", mais c'est étonnant comme les Français sont différents d'un commentateur à un autre. Il y a aussi des changements structurels dans ce qui constitue le débat public aujourd'hui. On se retrouve dans une situation d'éclatement des moyens de s'informer, avec la montée en puissance des chaînes de la TNT et des réseaux sociaux. Cela multiplie l'offre médiatique. Quand tout le monde était obligé de regarder TF1 et France 2, on était confronté à une information pluraliste. Même Olivier Besancenot passait sur TF1. On pouvait se confronter à de l'information politique dissonante. C'est de moins en moins le cas.
Les bulles de filtres existaient avant, mais il y a une forme d'amplification, ça touche de plus en plus de monde. Certains individus vont être confrontés à une seule partie de l'histoire. Et c'est là qu'on a une différence entre France Inter d'un côté et CNews de l'autre. Le public de France Inter est tout aussi typé politiquement que celui de CNews, mais la radio n'a jamais été condamnée par l'Arcom pour manquement au pluralisme. Il y a une volonté sur France Inter d'essayer de maintenir une forme de pluralité des points de vue, des invités. Ce que CNews ne fait pas, ce que Cyril Hanouna n'a pas fait lors de ses quinze jours d'émission sur Europe 1 avant les élections législatives.
Si, selon vous, la droitisation de la France est "une réalité, par en haut", pourquoi serait-elle "un mythe, par en bas" ?
L'un des moyens les moins biaisés de connaître la société, ce sont les sondages d'opinion, les enquêtes sociologiques. Le sondage essaye de recréer une société en miniature (avec des jeunes, des vieux, des riches, des pauvres, etc.) pour avoir un échantillon à peu près cohérent. Quand on commence à analyser ces enquêtes sur le temps long – car pour parler de droitisation, il faut un avant et un après – les choses sont beaucoup plus compliquées. Sur certaines questions de société, on a progressé : sur l'acceptation de l'homosexualité, de la diversité culturelle, la place des femmes dans la société.
Il y a aussi les questions qui ont longtemps fondé le clivage gauche-droite : la redistribution, le rôle de l'Etat dans l'économie, le modèle social. Cette dimension n'a clairement pas disparu. Nous ne sommes pas aujourd'hui sur un moment de très haute demande de redistribution, comme en 2011 ou à la fin des années 1970, mais cela reste présent chez les ouvriers, les employés. Très clairement, les plus pauvres en France ont d'abord des demandes économiques, de protection, de solidarité.
Que signifie être de droite en France, en 2024 ?
Quand je raconte les évolutions d'opinion, on me répond régulièrement : "Mais la droite est attachée à la liberté des individus, à leur épanouissement." Effectivement, vous avez certains acteurs qui sont sur cette logique-là. Notre modèle social a été construit à la fois par la gauche et par la droite gaulliste. On pourrait donc se demander si je n'ai pas une vision caricaturale. La gauche a évolué sur un certain nombre de positions, surtout socio-économiques. La droite a évolué, par exemple, sur la question des droits des homosexuels. Rappelons-nous où était l'UMP [l'ancien nom de LR] au moment du débat sur le mariage pour tous, clairement pas du côté de la défense des droits. Donc effectivement, la gauche et la droite, ça bouge.
Mais quand on regarde les logiques de vote, qu'on essaye d'analyser qui vote pour François Fillon, Valérie Pécresse ou LR en général, on observe un vote favorable au libéralisme économique et plutôt conservateur sur les questions sociétales. Cela va être différent pour Marine Le Pen, qui attire d'abord des gens sur la question de l'immigration, mais avec un vote beaucoup plus divers sur les questions socio-économiques : à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), on demande de la protection ; à Fréjus (Var), on demande avant tout moins d'Etat et plus de policiers. Pour le macronisme électoral, ce sont des libéraux libertaires, des gens très favorables au libéralisme économique, mais plutôt ouverts sur les questions de diversité, de droits individuels, de libéralisme culturel.
Plusieurs sondages récents semblent confirmer, par exemple, une demande d'autorité de la part des Français, notamment sur la question du contrôle des flux migratoires...
Non, je déconstruis cette idée. Il est important de poser la question du mode de production des sondages. Cela fait longtemps qu'on mesure le rapport à l'immigration. Par exemple, la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l'homme) pose la question du lien entre immigration et insécurité depuis une vingtaine d'années. On sait combien cette question-là aboutit généralement à une majorité d'opinions xénophobes, qui disent : "Oui, l'immigration est la principale source de l'insécurité." Mais dans le même temps, on constate que sur le temps long, ces réponses xénophobes diminuent.
Surtout, elles ne racontent qu'une partie de l'histoire. Parce que vous avez d'autres affirmations comme "Les immigrés devraient être considérés comme chez eux, parce qu'ils contribuent à l'économie française". C'est approuvé par une majorité des répondants [83% dans le rapport 2022 de la CNCDH], tout comme "Les enfants d'immigrés sont des enfants comme les autres". Et la proportion augmente dans le temps. Et n'oublions pas que les sondages ne sont pas des instruments neutres. Typiquement, si je pose la question "Paye-t-on trop d'impôts ?", je vais avoir un très grand nombre de "oui". Et si je demande "Faudrait-il augmenter les impôts des plus riches ?", j'aurai également majoritairement des réponses favorables.
De plus, il y a aussi une pression pour faire baisser les prix des sondages. Les commanditaires n'ont pas conscience que moins ils payent, moins leur échantillon sera bon. On se retrouve avec une explosion des enquêtes par internet, moins chères. Et il faut se poser la question des échantillons : on recrute des volontaires sur les réseaux sociaux, par mails, en leur promettant une forme de rémunération. Cela attire plus de gens qui sont plutôt de droite, voire d'extrême droite.
L'arrivée d'une personnalité de droite comme Michel Barnier à Matignon serait donc en décalage avec les aspirations des Français ?
Il y a un souci avec les conséquences qu'on tire des élections, que ce soit sur la montée en puissance du RN ou sur le fait que la gauche ne soit pas majoritaire. Il y a un vrai décalage, dû à une captation du message des urnes. Dès lors que vous lâchez votre bulletin, votre voix ne vous appartient plus. Du coup, on entre dans une lutte de signification "par en haut" de ce que les Français ont voulu dire à travers leur vote. Quand vous êtes un responsable politique, vous n'en avez plus rien à faire des abstentionnistes, ce qui vous intéresse, ce sont les suffrages exprimés. Et vous faites comme si un suffrage exprimé en votre faveur était un vote pour l'ensemble de ce que vous proposez, de ce que vous êtes, de votre programme. C'est toute l'ambiguïté d'un Emmanuel Macron.
"Emmanuel Macron est majoritaire en voix en 2022, mais ce n'est pas son programme qui est majoritaire, c'est le fait qu'il ne soit pas Marine Le Pen."
Vincent Tiberjà franceinfo
En 2023, des sondages disent à plus de 70% que les gens sont contre la réforme des retraites, avec des manifestations impressionnantes et régulières. Mais le président répond : "J'ai été élu sur mon programme."
Certains commentateurs vous reprochent d'avoir vous-même une vision biaisée dans votre ouvrage, avec un prisme de gauche...
Il y a une lutte pour dire ce qu'est le pays. J'ai conscience qu'en disant ça, je participe de ce combat politique. A ceci près que j'apporte des données. Eugénie Bastié me traite de "sociologue du NFP". Ok, elle a le droit de le penser, mais j'essaye d'abord et avant tout d'avoir une démarche scientifique. J'ai conscience d'avoir, comme citoyen, mes préférences. Comme un journaliste. Je ne laisse pas de côté ce que je suis, mais les données me permettent cette mise à distance. Ce n'est pas de la pensée magique, je ne prends pas mes désirs pour des réalités. J'ai agrégé statistiquement des données. On peut discuter de ma subjectivité, mais discutons aussi des données. Je n'ai pas pris le seul baromètre qui me plaisait. J'ai fait un travail de recueil systématique, avec toutes les questions répétées dans le temps, et l'ensemble des baromètres existants.
"Les données que je présente sont quand même beaucoup plus robustes que le résultat d'un seul sondage qui vient nous dire ce que pensent les Français."
Vincent Tiberjà franceinfo
On n'interroge pas les commentateurs de plateau sur leur rapport au réel, mais moi, on va me considérer comme un sociologue déconnecté, alors que je roule dans un vieux Scenic diesel et que je vis dans un quartier populaire de Bordeaux. Il faut déconstruire l'idée que le sociologue vit en dehors de la société. Je teste mes hypothèses et elles sont contrôlables. Les données sont accessibles et mes travaux peuvent être reproduits. On travaille quand même méthodologiquement, de manière sérieuse. J'ai écrit le livre parce que les données sont têtues et ne vont pas dans le sens de ce qu'on entend.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.