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Procès d'Eric Dupond-Moretti : de son interrogatoire à la plaidoirie de ses avocats, la défense sur un fil du ministre de la Justice

Article rédigé par Catherine Fournier, Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
Le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti lors de son procès devant la Cour de justice de la République, à Paris, le 7 novembre 2023. (ELISABETH DE POURQUERY / FRANCEINFO)
Le ministère public a requis un an de prison avec sursis à l'encontre de l'ancien avocat, jugé pendant dix jours devant la Cour de justice de la République pour prise illégale d'intérêts. La décision sera rendue le 29 novembre.

Un ministre en sursis ? Eric Dupond-Moretti va continuer à exercer ses fonctions dans l'attente de la décision de la Cour de justice de la République (CJR) qui sera rendue le 29 novembre, deux semaines après la fin de son procès pour prise illégale d'intérêts. Le ministère public a requis un an de prison avec sursis contre le ministre de la Justice. Sur les 15 juges de la CJR, dont 12 parlementaires de la majorité et de l'opposition, une majorité de huit voix est nécessaire pour condamner ou relaxer le garde des Sceaux, qui encourt cinq ans de prison, 500 000 euros d'amende et une peine complémentaire d'inéligibilité.

Pendant dix jours, Eric Dupond-Moretti s'est évertué à démontrer que les reproches de l'accusation étaient infondés. Non, il n'a pas usé de ses fonctions de ministre de la Justice pour régler des comptes avec quatre magistrats qu'il avait critiqués en public quand il était avocat, a-t-il martelé. Au lendemain de la fin des débats, franceinfo résume la ligne de défense observée tout au long de l'audience par le prévenu-ministre.

Offensif pour nier tout conflit ou prise illégale d'intérêts

"Procès en illégitimité", "procès d'intention", "ce procès est une infamie"... Dès le premier jour d'audience, Eric Dupond-Moretti dénonce son renvoi devant la CJR. Face à cette "épreuve", le garde des Sceaux redevient l'avocat qu'il a été pendant trente-six ans et annonce son intention de se défendre "dignement", "complètement" et "fermement". Bien que ministre de la Justice, il n'en reste pas moins l'ancien ténor du barreau à la personnalité bougonne, qui grommelle et sourit de façon exaspérée.

Lors de ses quatre heures d'interrogatoire, Eric Dupond-Moretti conserve la même ligne de défense qu'il observe depuis le début de l'affaire : il nie toute situation de conflit d'intérêts et de prise illégale d'intérêts. Il est mis en cause dans deux affaires distinctes. La première concerne trois magistrats du Parquet national financier (PNF), qui ont fait éplucher ses fadettes (factures téléphoniques), à l'époque où il était avocat, en marge de l'affaire Bismuth, liée à l'ancien président de la République Nicolas Sarkozy. La deuxième concerne un ancien juge d'instruction de Monaco contre lequel il avait, également du temps où il était avocat, porté plainte pour violation du secret de l'instruction, pour le compte d'un client, dénonçant des "méthodes de cow-boy". Eric Dupond-Moretti a diligenté deux enquêtes internes sur ces magistrats une fois devenu ministre de la Justice.

A l'audience, le garde des Sceaux balaie d'un revers de la main "les envies de vengeance" qu'on veut lui mettre "dans la tête". S'il a ordonné ces enquêtes, c'est parce que les procédures étaient déjà lancées par sa prédécesseure Nicole Belloubet et parce qu'il s'est fié "totalement" à son administration pour prendre de telles décisions, qui peuvent enclencher des sanctions disciplinaires. Mais Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation, qui représente l'accusation à ce procès, insiste : selon lui, la prise illégale d'intérêts ne fait pas de doute. Alors le ton monte. "C'est lunaire !", s'exclame Eric Dupond-Moretti, qui utilise l'une de ses expressions favorites.

En colère face aux magistrats à l'origine de l'affaire

Au cours du procès, Eric Dupond-Moretti s'est retrouvé confronté à plusieurs magistrats. D'abord, les anciennes présidentes du Syndicat de la magistrature (SM) et de l'Union syndicale de la magistrature (USM), qui ont déposé, fin 2020, la plainte à l'origine de l'enquête pour prise illégale d'intérêts. "Rien de ce que j'ai pu faire n'a trouvé grâce à leurs yeux", s'emporte, face à l'ex-présidente de l'USM Céline Parisot, le ministre, déjà agacé par la déposition de sa consœur Katia Dubreuil. Les deux magistrates sont entendues comme témoins : dans un procès devant la CJR, il n'y a pas de parties civiles, à leur grand dam.

C'est aussi l'immense regret des magistrats ciblés par les enquêtes administratives, qui s'avancent à la barre, sous les dorures et les ornements de la vaste salle de la cour d'appel de Paris. "Devant une juridiction normale, je serais victime", déclare Patrice Amar, ancien vice-procureur au PNF. "Dans ce dossier, c'est très simple, le ministre a vengé l'avocat", estime de son côté Ulrika Delaunay-Weiss, ancienne procureure adjointe du PNF. Mais les "leçons" des magistrats, Eric Dupond-Moretti n'en veut pas. Son avocate Jacqueline Laffont pose une main sur son épaule, tente de le contenir. Son client souffle, marmonne, puis demande la parole. Sans succès : le président de la CJR, Dominique Pauthe, préfère suspendre l'audience, afin que les esprits se calment.

Peu loquace face à la charge de l'ancien procureur général François Molins

Un autre magistrat, et non des moindres, a été entendu au quatrième jour du procès. François Molins s'est exprimé avec un ton offensif que les Français ne lui connaissaient pas. L'ancien procureur général près la Cour de cassation, visage de la lutte antiterroriste pendant plusieurs années, a saisi l'occasion de cette audition pour répondre aux "accusations infamantes" dont il dit avoir fait l'objet depuis cette affaire et la nomination d'Eric Dupond-Moretti à la Chancellerie. "On a dit que j'aurais voulu être ministre à la place du ministre !", s'emporte-t-il à la barre.

Démentant toute "ambition" politique, l'ex-procureur martèle avoir été sollicité en septembre 2020 par le cabinet du ministre pour l'ouverture d'une procédure disciplinaire devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), dont il était alors le président. Objectif, selon François Molins, protéger le garde des Sceaux d'une situation de "conflit d'intérêts" parfaitement identifiée, en délocalisant l'enquête sur les magistrats.

Pendant cette charge, le prévenu reste plus calme que d'ordinaire. Eric Dupond-Moretti n'ignore pas l'aura du haut magistrat, l'une des figures les plus connues et respectées de la justice française. Ne répondant pas sur le fond et la saisine du CSM, le ministre reste sur le terrain de la revanche : "Depuis le début, Monsieur Molins m'a savonné la planche. Je ne sais pas qui est le revanchard des deux. Le budget, il le critique. Sur la surpopulation pénale, je n'ai pas bien fait, rien de ce que j'ai fait n'est bien fait."

Embarrassé par les justifications à double tranchant de son entourage politique et judiciaire

Directrice de cabinet, conseillers ministériels, ancien Premier ministre, magistrats détachés à la Chancellerie… Pendant plusieurs jours, les membres de l'entourage politique et judiciaire du ministre au moment des faits se sont évertués à expliquer comment ils avaient "tâtonné" face à une situation "inédite". Si la nomination d'un ancien avocat garde des Sceaux n'est pas une première, la personnalité "clivante" d'Eric Dupond-Moretti, connu pour ses relations houleuses avec les magistrats lorsqu'il portait la robe, est pointée à la barre, tantôt à décharge, tantôt à charge.

"Ça pouvait être assez violent parfois, mais une fois qu'il a été ministre, il était dans ses habits de ministre", fait valoir son ancienne directrice de cabinet, selon laquelle la question du conflit d'intérêts se limitait aux remontées d'informations portant sur des affaires traitées par le cabinet d'avocats d'Eric Dupond-Moretti. Un point géré "immédiatement". Pourtant, à Matignon et à l'Elysée, l'affaire du PNF clignote bel et bien. Mais "personne" ne "pense" immédiatement à un déport vers le Premier ministre. Il faut attendre la plainte de l'association Anticor contre le garde des Sceaux pour qu'un décret soit pris en ce sens, explique l'ancien chef du gouvernement Jean Castex à la barre.

Déplorant implicitement avoir été mal conseillé, lui le ministre novice, Eric Dupond-Moretti tente une pirouette. Il estime que s'il n'avait pas lancé cette procédure, il aurait aussi pu être accusé de prise illégale d'intérêts. "Que je fasse ou que je ne fasse pas, je suis dans la nasse."

Silencieux après un réquisitoire offensif et la plaidoirie de ses avocats

Dans ce procès sans précédent, l'image d'un procureur général requérant contre son ministre de tutelle restera dans les mémoires. "Vous voir là, en civil parmi nous, qui sommes en robe, cela ne fait plaisir à personne", concède Rémy Heitz avant de se livrer à une démonstration implacable, selon lui, de la culpabilité du garde des Sceaux. Le haut magistrat et son collègue Philippe Lagauche s'attachent à démontrer que le délit de prise illégale d'intérêts est "constitué" du seul fait que le ministre ne se soit pas abstenu ou déporté "à temps" dans ces affaires visant les quatre magistrats. Quand bien même "la volonté de se venger" ne serait pas forcément établie.

"Un interdit a été bafoué, une ligne a été franchie, cela ne peut rester sans suite", assène Rémy Heitz avant de requérir une "peine juste et significative". Assis à sa table, Eric Dupond-Moretti ne pipe mot.

Le lendemain, ses avocats dénoncent à tour de rôle "l'inanité" des accusations portées contre ce client peu ordinaire "qui fut, dans une autre vie, la fierté de [la] profession d'avocat", "l'artiste des prétoires". Pour Jacqueline Laffont et Rémi Lorrain, il faut bien un "intérêt moral" pour prouver la prise illégale d'intérêts. Or, l'avocat Eric Dupond-Moretti n'a jamais "tenu un propos visant directement ces magistrats", ni publiquement ni dans sa plainte. Pas plus qu'il ne les a croisés au cours de sa longue carrière en cours d'assises. Et son "ennemi numéro 1, ce serait le PNF !", ironisent-ils, plaidant la relaxe "d'un homme accusé à tort et qui en souffre". Là encore, l'intéressé garde le silence. Invité à s'exprimer une dernière fois avant que la cour ne se retire, il déclare avec gravité : "Je n'ai rien à ajouter."

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