Au procès d'Eric Dupond-Moretti, l'ancien Premier ministre Jean Castex réfute "tout règlement de comptes" politique avec la justice
Il est l'un des témoins à décharge clés pour le ministre de la Justice. L'ancien Premier ministre Jean Castex, désormais à la tête de la RATP, a été entendu par la Cour de justice de la République (CJR), vendredi 10 novembre, au cinquième jour du procès d'Eric Dupond-Moretti pour "prise illégale d'intérêts".
L'audition de l'ex-chef du gouvernement était attendue pour faire la lumière sur deux questions centrales, et presque contradictoires, dans les débats : pourquoi n'a-t-il pas assumé lui-même la charge, dès la nomination d'Eric Dupond-Moretti à la Chancellerie en juillet 2020, des dossiers sensibles visant des magistrats avec lesquels le pénaliste avait été en conflit ? Et ce "décret de déport" vers Matignon, finalement pris quatre mois plus tard, le 23 octobre 2020, ne constitue-t-il pas un aveu de la situation de conflit d'intérêts dans laquelle se trouvait l'ancien avocat ?
"Ce serait quoi, la prise illégale d'intérêts ?"
Pour répondre à ces deux questions, Jean Castex a remis sa casquette de Premier ministre le temps de son audition. "L'intérêt supérieur de l'Etat" et de "la justice" en bandoulière, il a affirmé "solennellement" devant la CJR qu'il ne lui "apparaissait pas nécessaire de prendre un décret de déport" immédiatement. Lorsqu'il constitue son gouvernement, en juin 2020, le chef du gouvernement, fraîchement nommé à Matignon, n'ignore pas un "sujet" potentiellement explosif : l'enquête interne menée par l'inspection générale de la justice sur trois magistrats du Parquet national financier (PNF) dans une affaire politico-financière à tiroirs – l'affaire des fadettes, elle-même incluse dans l'affaire Paul Bismuth, elle-même emboîtée dans le dossier du financement lybien de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy.
Il n'ignore pas non plus que le nom de son futur ministre de la Justice apparaît dans l'un des tiroirs de l'affaire – celui des fadettes. Malgré cela, Jean Castex ne s'est pas opposé à ce qu'Eric Dupond-Moretti ordonne des enquêtes administratives sur ces magistrats, pour faire suite à un premier rapport commandé par sa prédécesseure Nicole Belloubet. L'ancien Premier ministre interroge lui-même la cour : "Ce serait quoi, la prise illégale d'intérêts du garde des Sceaux ? D'avoir saisi l'inspection générale de la justice, ça voudrait dire qu'il l'aurait fait non par souci de l'intérêt général mais en raison de son passé ?"
Pour l'ex-locataire de Matignon, c'est uniquement la plainte d'Anticor contre Eric Dupond-Moretti qui a déclenché le déport. "Le processus de renouvellement de l'agrément de cette association était engagé. Le ministre n'aurait pas pu l'instruire", argue-t-il. Se défendant d'"être l'avocat" du garde des Sceaux, Jean Castex endosse tout de même la responsabilité d'avoir finalement engagé des poursuites disciplinaires contre les magistrats du PNF devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). L'actuel patron de la RATP met en avant "ses heures de vol" en matière managériale : "Il y a eu des comportements qui n'étaient pas normaux" au sein du PNF. Et l'ancien "serviteur de l'Etat" dément avec vigueur une éventuelle ingérence du politique dans les affaires gérées par le parquet national financier.
"Je ne suis pas sensible à des pressions, je ne suis pas l'instrument de je ne sais quel complot, j'ai beaucoup de respect pour le PNF et l'autorité judiciaire, s'il y a des dysfonctionnements il vaut mieux qu'ils soient purgés."
Jean Castex, ex-Premier ministredevant la Cour de justice de la République
Après Jean Castex, son ancien conseiller justice à Matignon, Stéphane Hardouin, évoquera pourtant à la barre la crainte, à ce moment-là, d'une "critique" autour d'un "exécutif qui s'ingère" dans les dossiers du parquet financier. L'actuel procureur de Créteil (Val-de-Marne) confesse qu'il n'était "pas très à l'aise" avec l'option d'une enquête interne – le déclenchement par le ministre de la Justice d'enquêtes administratives sur les magistrats – et qu'il a "poussé" pour que le CSM s'en charge, pour "mettre de la distance". C'était sans compter la fin de non-recevoir du président du CSM de l'époque, François Molins, qui s'en est longuement expliqué jeudi à l'audience.
"La prise illégale d'intérêts, c'est faire mais aussi ne pas faire"
Pour l'accusation, cette volonté de saisir le CSM dès le départ acte la connaissance, par le pouvoir en place et Eric Dupond-Moretti lui-même, de la situation de conflit d'intérêts dans laquelle il se trouvait. Pour rappel, l'infraction de prise illégale d'intérêts n'implique pas que son auteur ait eu la volonté de frauder. L'intention coupable est caractérisée "du seul fait que l'auteur a accompli sciemment l'acte constituant l'élément matériel du délit", comme l'a détaillé un arrêt de la Cour de cassation en 2002.
"Les enquêtes que j'ai ordonnées [sur les magistrats] étaient très utiles", rétorque le ministre-prévenu, invité, comme chaque jour, à commenter les déclarations des témoins. "La prise illégale d'intérêts, c'est faire mais c'est aussi ne pas faire", poursuit Eric Dupond-Moretti, soulignant que s'il avait décidé de ne pas ordonner d'enquêtes administratives sur des magistrats avec lesquels il a "eu maille à partir" lorsqu'il était avocat, "préférant la lâcheté à la loyauté de savoir ce qu'il s'était passé", "on [lui] aurait aussi reproché une prise illégale d'intérêts".
"Ne pas faire en se disant 'J'ai la trouille', c'est aussi constitutif d'une prise illégale d'intérêts. Que je fasse ou que je ne fasse pas je suis dans la nasse."
Eric Dupond-Moretti, ministre de la JusticeDevant la Cour de justice de la République
"J'espère que le garde des Sceaux n'est pas dans la nasse, il a droit à une justice impartiale", est venu à sa rescousse Jean Castex, s'adressant à la formation de jugement de la CJR, composée de députés et sénateurs de l'opposition et de la majorité. Mais dans ce procès inédit et historique, où les témoins issus de l'entourage politique d'Eric Dupond-Moretti se retrouvent parfois en position délicate, l'ancien chef de gouvernement n'oublie pas d'assurer sa propre défense avant tout : "La seule chose que je ne peux pas imaginer, répète-t-il avec emphase avant de quitter la salle d'audience, c'est que le Premier ministre ait été l'outil d'un règlement de comptes à l'endroit d'un corps éminent qu'est la justice, dont la République a tant besoin."
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