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Plainte de Buisson contre Taubira : des e-mails embarrassants pour la garde des Sceaux

Des documents versés au dossier d'instruction, que France 3 a pu consulter, montrent que la chancellerie et l'association Anticor se sont concertées face aux accusations de Patrick Buisson. L'ex-conseiller de Nicolas Sarkozy a porté plainte contre Christiane Taubira pour "prise illégale d'intérêt" en 2013.

Article rédigé par franceinfo - Clément Weill-Raynal
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
La ministre de la Justice, Christiane Taubira, le 21 octobre 2015 à Paris. (DOMINIQUE FAGET / AFP)

C'est un dossier très sensible qui se trouve – depuis près de deux ans – sur le bureau de la juge d'instruction parisienne Sabine Kheris. Si sensible que, depuis que cette juge s'est vu confier cette délicate affaire de "prise illégale d'intérêt", aucun acte d'instruction n'a été accompli. Il faut dire que la plainte vise un membre très en vue du gouvernement : Christiane Taubira, la ministre de la Justice et garde des Sceaux.

A l'origine de l'affaire, la plainte lancée en 2010 par l'association Anticor contre Patrick Buisson, le "Monsieur sondages de l'Elysée" sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012). Anticor, qui traque les malversations des responsables politiques, accuse Patrick Buisson d'avoir réalisé, pour le compte de l'ancien président, pour près de 1,4 million d'euros de sondages d'opinion sans respecter les règles de l'appel d'offres.

Mis en examen dans cette affaire, Patrick Buisson contre-attaque le 11 décembre 2012 en dénonçant la présence de Christiane Taubira dans le comité de parrainage d'Anticor : lui et son avocat, Gilles-William Goldnadel, déposent plainte à leur tour contre Christiane Taubira pour "prise illégale d'intérêt". Pour Patrick Buisson, la garde des Sceaux, qui est l'autorité hiérarchique du parquet, serait donc à la fois juge et partie. Après une longue bataille de procédure, cette plainte a été validée par la cour d'appel en janvier 2014. Une juge d'instruction a été saisie. Mais, depuis, le dossier est au point mort.

Aujourd'hui, des documents versés au dossier d'instruction, que France 3 a pu consulter, apportent un éclairage sur les relations entre la chancellerie et Anticor. Et ils pourraient étayer les soupçons de "prise illégale d'intérêt".

Echanges d'e-mails inquiets entre les dirigeants d'Anticor

Des rivalités internes au sein de l'association Anticor ont suscité une brouille entre les militants. Certains d’entre eux ont choisi de partir en claquant la porte, mais pas avec les mains vides. Désir de vengeance ou de transparence ? Ces dissidents ont communiqué à la justice les e-mails internes échangés tout au long de l'affaire par les dirigeants d'Anticor. France 3 a eu accès à l'intégralité de ces courriels.

On peut y lire que la présence de Christiane Taubira au conseil d’administration d’Anticor préoccupe les dirigeants de l’association. La révélation de la présence de la garde des Sceaux au sein du comité de parrainage de l’organisation ne laisse pas ses responsables indifférents.

Ainsi, dans l’après-midi du 13 novembre 2012, quelques heures après les déclarations de Patrick Buisson accusant Christiane Taubira, les dirigeants échangent leurs points de vue dans un e-mail intitulé : "Mises en causes (sic) liens Taubira-Anticor".

Ainsi, Suzanne Devallet, membre du bureau, écrit : "Au-delà de 'l'affaire Taubira', je continue de penser que, permettre à des personnalités politiques membres du gouvernement de faire partie de notre comité de parrainage, c'est se tirer inutilement une balle dans le pied. (…) Je suis convaincue qu'il ne faut pas réagir maintenant face à cette question, sous peine de donner l'impression que nos accusateurs fallacieux ont raison, mais je persiste à croire qu'il faudra éclaircir ce point dans le moyen terme."  

Philippe Petit, le trésorier, est du même avis : "Je n’ai rien contre avoir des élus au sein d’Anticor, mais, quand ils rejoignent un gouvernement, leur présence au sein du comité de parrainage devrait être mise automatiquement entre parenthèses." Avis également partagé par une autre responsable, Gabrielle Audefroy, selon ses courriels.

Dans la soirée de ce 13 novembre 2012, l’ancienne présidente (aujourd’hui décédée) Catherine Le Guernec regrette qu’aucune décision n’ait été prise par le conseil d’administration : "Nous avons eu une discussion à la dernière CA sur le sujet mais quelques réticences ont fait que nous ne sommes pas allés au-delà, ce fut un tort."

Le 19 décembre 2012, après le dépôt effectif de la plainte de Patrick Buisson, Suzanne Devallet tire à nouveau la sonnette d’alarme : "Il me paraît plus qu'urgent que Taubira sorte du comité de parrainage", insiste-t-elle.

Un courriel adressé par Suzanne Devallet, membre du bureau de l'association Anticor, à d'autres membres de l'association, le 19 décembre 2012. (FRANCE 3)

Une crise gérée en concertation avec le cabinet de Taubira

Les échanges montrent aussi qu'Anticor a été en relation avec le cabinet de Christiane Taubira pour gérer ce qui était perçu comme une crise par ses dirigeants.

Jean-Luc Trotignon, alors délégué national de l'association, écrit ainsi : "Suite à la mise en cause des liens de Christiane Taubira avec Anticor ce matin dans plusieurs médias par Patrick Buisson (…), Jérôme Karsenti [l'avocat d'Anticor] trouvait impératif que nous communiquions à ce sujet en liaison avec Christiane Taubira. Mais le cabinet de celle-ci nous a devancés en nous joignant ce matin via Séverine… Ils souhaitaient faire un communiqué de presse (que nous reprendrons) et avaient besoin des informations suivantes au préalable que je viens de leur donner."

La chancellerie souhaite en effet savoir précisément quel est le degré d'implication de la ministre de la Justice dans l'association.

Quand Taubira assistait aux événements d'Anticor

Dans son e-mail, Jean-Luc Trotignon détaille les différents éléments retrouvés dans les archives de l’association qu’il a communiqués au cabinet de la garde des Sceaux.

Christiane Taubira est entrée au comité de parrainage en 2006. Elle n'a, semble-t-il, jamais participé à un conseil d'administration. Elle a, en revanche, assisté à plusieurs reprises aux cérémonies de "remises de prix et casseroles" (ce dernier titre étant décerné aux élus les plus corrompus), alors qu’elle n’était pas encore ministre. Elle était présente le 30 mars 2005 à la mairie du 12e arrondissement de Paris et, en janvier 2007, au théâtre de l'Opprimé, également dans la capitale. "Je possède quelques photos de l'événement", précise Jean-Pierre Guis, un ex-élu PS du 12e arrondissement qui a présidé Anticor jusqu'en juin dernier.

Christiane Taubira lors de la soirée de lancement de la campagne éthique d’Anticor, dans le cadre de l'élection présidentielle de 2007.
 (FRANCE 3)

Christiane Taubira était encore "invitée" à la soirée de remise des prix de l’Ethique et des Casseroles, le 11 octobre 2011, dans le même théâtre parisien. "Je viens d'appeler une amie qui travaille au cabinet de Taubira pour lui transmettre ces infos", conclut Jean-Pierre Guis.

Dans la même journée, la garde des Sceaux répond à la mise en cause de Patrick Buisson. Le communiqué est également publié sur le blog personnel de Christiane Taubira. Les dirigeants d’Anticor échangent leurs commentaires dans une série de courriels intitulés "Super réaction de Taubira".

Le délégué national, Jean Luc Trotignon, se félicite : "Elle affirme sa fierté de faire partie de notre comité de parrainage et répond avec virulence à Patrick Buisson. Nous ne pouvons pas l'en retirer, ce serait la désavouer." La présidente Catherine Le Guernec partage le même point de vue : "Sa réponse (voir son blog) est très bien mais quelque part elle nous 'coince'. Nous ne pouvons plus à ce stade la mettre de côté du comité."

Les responsables de l’association envisagent les démarches à entreprendre pour tenter de contrer les attaques de Buisson dans un échange d’e-mails intitulé "Affaire Buisson".

Jean-Pierre Guis s’inquiète notamment "d’un article violent contre Taubira et nous", qui circule sur internet. L’avocat d’Anticor, Jérôme Karsenti, suggère : "Je ne sais pas si c’est très judicieux, mais j’ai bien envie de lui faire une réponse cinglante." Jean-Pierre Guis répond : "Ce n’est pas moi qui vais te dire non ! A condition que cette 'guerre des articles' ne gêne pas Taubira, ni nous, dans notre défense, bien sûr. Mais ça, c’est toi qui peux l’évaluer."

La présidente Catherine Le Guernec intervient à son tour : "Ne faudrait-il pas prendre contact officiellement, Jérôme, auprès du cabinet de Taubira et lui demander ce qu’elle compte faire ? Il est peut-être temps d’avoir un RV physique ou tel avec elle ou l’un de ses conseillers sur ce dossier ?" Jean-Luc Trotignon rétorque : "Je pense qu'au contraire il ne faut avoir aucun contact actuellement et pour un long moment avec CT [Christiane Taubira]. La moindre fuite d'un tel contact servirait tous ceux qui prétendent que nous agissons de connivence."

Un e-mail de Jean-Luc Trotignon adressé à plusieurs membres de l'association Anticor, daté du 19 décembre 2012. (FRANCE 3)

Aujourd’hui, le ministère de la Justice se borne à souligner que, si Christiane Taubira a appartenu au comité de parrainage dès la création d’Anticor, elle n'en a jamais été membre active et n'est jamais intervenue dans les décisions de son conseil d'administration. 

Jérôme Karsenti, avocat d'Anticor dont il est lui-même dirigeant, tient une position analogue : "Cette plainte pour prise illégale d’intérêt ne tient pas. Le comité de parrainage était composé de personnalités qui se bornaient à apporter un soutien moral à notre action. Christiane Taubira n’a jamais influé sur nos décisions."

Depuis que l’affaire a éclaté, les dirigeants d’Anticor ont cependant jugé plus sage de modifier les statuts de l’association. Le comité de parrainage a ainsi été supprimé.

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