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Cinéma : « L’ordre des choses », un film de Andrea Segre, au cinéma le 7 mars

Rinaldi, un haut commissaire italien, est envoyé en Libye afin de négocier le maintien des migrants sur le sol africain. Swada, une jeune somalienne le supplie de l'aider. Habituellement froid et méthodique, il va devoir faire un choix entre sa conscience et la raison d’État.

Article rédigé par franceinfo
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L'ordre des choses (Sophie Dulac Distribution)

Extrait de l’entretien avec Andréa Segre Dans L’Ordre des choses, vous nous décrivez comment l’Europe s’est alliée, avec ce qu’il reste des autorités libyennes, pour gérer l’afflux de migrants en provenance d’Afrique sub-saharienne. Seulement, cette fiction que vous avez imaginée est devenue réalité. Comment l’expliquez-vous ?

J’ai réalisé un documentaire, Mare Chiuso, qui a été distribué à partir de mars 2012 ; c’est-à-dire au moment où la Cour européenne des droits de l’Homme, basée à Strasbourg, a condamné l’Italie pour les opérations de refoulement de migrants en provenance d’Afrique sub-saharienne et les accords, conclus sous l’ère Berlusconi, avec la Libye de Mouammar Kadhafi. C’est une condamnation historique car elle a été unanime. L’Italie a été épinglée parce que sa marine militaire a directement participé à des opérations visant à refouler des migrants vers les côtes libyennes, sans que ces derniers n’aient eu la possibilité de demander asile. Ce qui est une violation des traités et conventions dont le pays est signataire. En 2012, Mare Chiuso s’est inscrit dans la campagne destinée à faire pression sur le gouvernement italien pour condamner politiquement la façon dont l’Italie traitait les migrants. Et j’ai compris au cours de cette campagne que le verdict de la Cour de Strasbourg avait été interprété par l’ensemble de la classe politique italienne, y compris le Parti démocrate (de centre gauche), comme un conseil implicite, à savoir celui d’organiser des opérations de refoulement sans que l’Italie ne puisse être accusée d’avoir violé les droits des migrants.

À quelle solution de rechange les Italiens ont alors pensé ?

Les autorités italiennes ont imaginé la création d’une flotte de garde-côtes libyenne. Pour faire aboutir son projet, je pensais que l’Italie aurait eu besoin de deux ou trois années parce que la Libye était en pleine une guerre civile. Fin 2012 - début 2013, j’ai commencé à faire des recherches. La démarche a été lente et fastidieuse parce qu’il était impossible d’obtenir une collaboration officielle. J’ai donc fait passer le mot dans mon réseau pour trouver quelqu’un qui, au sein de l’administration italienne, était en charge d’un tel dossier. C’est à la fin de l’année 2013 qu’un contact a finalement confirmé mon intuition. J’ai également eu la confirmation que tout s’était vraiment joué durant ce fameux été 2012, après la condamnation de la Cour européenne.

Qu’ont-ils fait concrètement ?

Les Italiens ont aidé les Libyens à former une nouvelle flotte de garde-côtes et ont réactivé le réseau de centres de détention qui existait déjà sous Kadhafi. La majorité de ces centres ont été construits entre 2004 et 2009 par le pouvoir libyen, mais ils ont été indirectement financés par l’Europe.

L'ordre des choses (Sophie Dulac Distribution)

Comment le scénario de L’Ordre des choses a-t-il pris corps ?  

J’ai commencé à écrire le scénario en 2014, une année terrible pour la Libye. L’aéroport de Tripoli était au cœur de violents combats entre différentes milices. Toutes les opérations étaient bloquées : les chancelleries, y compris l’Italie, avaient fermé leurs représentations sur le territoire libyen. C’est à la même période que les opérations de sauvetage des migrants ont été lancées dans le cadre de Mare Nostrum, l’opération militaro-humanitaire lancée par Enrico Letta, président du Conseil italien en 2013, pour secourir les migrants en mer après le naufrage meurtrier de Lampedusa. Ces opérations ont permis de positionner des navires militaires italiens dans les eaux territoriales internationales, en face de la Libye. Cette flottille a été renforcée par d’autres pays européens. La présence de tous ces navires a permis de continuer à former les garde-côtes libyens en dépit du chaos qui régnait dans leur pays. La lenteur inhérente à la production d’un film nous a été utile à Marco Pettenello – mon coscénariste – et moi-même pour bien comprendre la mécanique qui s’est mise en place. C’est ce qui nous a donné la possibilité d’écrire un scénario et des dialogues si vraisemblables. Nous avons compris les choses de l’intérieur : nous avons pu pénétrer au cœur du système. Nous étions là au moment de la condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme. Nous avons assisté à cette campagne en Italie destinée à faire pression sur les politiques pour condamner notre gestion de la crise migratoire. Nous avons été témoins des opérations de sauvetage menées par Mare Nostrum et du fait que les Balkans, région submergée par l’afflux des migrants, soit devenue une priorité absolue pour les officiels européens. En 2015, l’Italie était livrée à elle-même parce que l’urgence pour l’Europe était ailleurs. Il était pour nous crucial d’assister au retour des fonctionnaires européens. Nous avons eu la chance de discuter avec eux, d’échanger sur nos métiers et nos secrets respectifs. C’est grâce à ces échanges informels que nous avons pu réunir toutes ces informations. Notre méthode, à savoir : celle de les associer, à l’écriture d’un film dont le héros serait un fonctionnaire fictif, mais inspiré d’eux, a suscité beaucoup d’enthousiasme. Ils étaient tout aussi curieux de notre travail de cinéastes que nous du leur.

Et l’air de rien, ils vous ont révélé des secrets d’État…

Ce serait inexact de dire qu’ils nous ont livré des secrets d’État. Ces policiers ne nous ont jamais donné de détails précis sur les personnes rencontrées et les lieux qui abritaient leurs opérations. Ils nous ont, néanmoins, donné toutes les clés pour comprendre les mécanismes en jeu. Une certitude : le gouvernement italien est arrivé avec le soutien des Européens à conduire des opérations de refoulement en étant pleinement conscient des conséquences humaines qu’elles entraînaient. Les fonctionnaires italiens et européens ont visité les centres de détention et se sont entretenus avec les miliciens qui les gèrent. Ils avaient une vision assez claire de la situation en Libye. Par conséquent, le choix de faire aboutir ces opérations de refoulement, coûte que coûte, est bien l’expression d’une débâcle éthique et morale.

   L'ordre des choses (Sophie Dulac Distribution)

Dès 2014, l’initiative italienne devient également celle de l’Union européenne…

L’Italie travaille, entre autres, en coordination avec l’Allemagne et la France. D’où la présence d’un policier français et d’un responsable allemand dans le film. L’opération de sauvetage italienne Mare Nostrum est, depuis, devenue européenne et sera baptisée « Triton ». J’ai poursuivi mes recherches jusqu’en 2015 dans les ports italiens pendant ces opérations de sauvetage. C’est là que j’ai rencontré des fonctionnaires italiens et européens qui, en réalité, préparaient la sous-traitance des opérations de refoulement par la Libye. Avant l’été 2015, les Allemands et d’autres pays européens ont demandé à l’Italie d’arrêter les opérations de sauvetage parce qu’elles ouvraient les portes de l’Europe. Par ailleurs, à cette même période, tous les efforts européens se sont déplacés vers les Balkans qui étaient le théâtre d’une autre crise migratoire. À partir de ce moment, les ONG ont pris le relais pour porter secours aux migrants, mais la marine italienne a continué à coordonner les opérations de sauvetage. Quelques mois plus tard, les Européens sont revenus en Italie avec un message sans ambiguïté : « Nous avons fermé “la route des Balkans”, il faut faire de même en Méditerranée ». L’Europe se donne dès lors les moyens humains et matériels pour fermer la porte en Libye. Les autorités italiennes ont pu alors bénéficier des ressources financières et humaines émanant de l’Union européenne pour boucler les démarches entamées depuis près de quatre ans. Pour atteindre ce but, et c’est terrible, les pays européens ont accepté que la conséquence inévitable de leur nouvelle politique de refoulement serait la détention de migrants dans des centres gérés par des miliciens libyens, au mépris de leurs droits les plus élémentaires. Autrement dit, durant toutes ces années de préparation, les Européens n’avaient trouvé pour partenaires que ces miliciens, connus également pour être des trafiquants. Résultat : l’Europe a conforté le pouvoir des milices libyennes pour parvenir à ses fins, et s’est compromise sur un plan moral et éthique. Aujourd’hui, la situation en Libye est au centre de l’attention des Européens et de la communauté internationale du fait même des conditions de détention des migrants.

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