Cinéma : "Sibyl" un film de Justine Triet, en compétition officielle du Festival de Cannes, en salles le 24 mai
Sibyl est une romancière reconvertie en psychanalyste. Rattrapée par le désir d'écrire, elle décide de quitter la plupart de ses patients. Alors qu'elle cherche l'inspiration, Margot, une jeune actrice en détresse, la supplie de la recevoir. En plein tournage, elle est enceinte de l'acteur principal… qui est en couple avec la réalisatrice du film. Tandis qu'elle lui expose son dilemme passionnel, Sibyl, fascinée, l’enregistre secrètement. La parole de sa patiente nourrit son roman et la replonge dans le tourbillon de son passé. Quand Margot implore Sibyl de la rejoindre à Stromboli pour la fin du tournage, tout s'accélère à une allure vertigineuse…
Extrait d'entretien avec Justine Triet*
Comme LA BATAILLE DE SOLFÉRINO et VICTORIA, SIBYL dresse le portrait d’une jeune femme qui se débat entre sa vie professionnelle et sa vie intime, ses affects et ses angoisses… Vos films seraient-ils à chaque fois des formes d’autoportraits en creux ?
Je m’inspire de certaines choses de mon entourage, d’enquêtes, de films, et sûrement un peu de moi mais honnêtement, je ne suis pas Sibyl. Avec mon coscénariste, Arthur Harari, on a pris du plaisir à partir totalement dans la fiction, à abîmer nos personnages. Au final, j’ai l’impression qu’ils n’ont plus rien à voir avec moi. UNE AUTRE FEMME de Woody Allen m’a hantée dès le début de l’écriture. Etrangement, je n’adore pas ce film, mais son principe narratif me fascine : une femme, cherchant le calme et l’inspiration, se retrouve face à une autre femme qui la plonge dans un vertige abyssal et fait exploser toute sa vie... Ce film a été la référence au départ.
Vous avez fait des recherches sur la psychanalyse ?
Non, j’ai rencontré plusieurs psys auxquelles j’ai demandé si elles avaient vécu une expérience déstabilisante avec un patient. Et l’une d’elles m’a révélé avoir vécu la maladie de son père en même temps que celui de sa patiente. Mais son père est mort plus rapidement que celui de sa patiente. Elle avait dû mettre un terme à l’analyse car elle se sentait violentée par l’autre. Ça a nourri l’écriture de mon film. La série EN ANALYSE (IN TREATMENT) également.
Le film croise plein de thèmes et de motifs : la maternité, la filiation, la création, le couple, l’amour-passion, la crise à mi-chemin de la vie, la gémellité, la reproduction des névroses… Quel serait pour vous son sujet central, dominant ?
C’est comment on traite la question de nos origines. Comment on fait tout pour les oublier, et comment elles réapparaissent brutalement. C’est un film sur l’identité, les racines. D’où je viens, qui je suis, qu’est-ce que j’ai fait, est-ce que je peux me réinventer ? Il y a l’origine de l’enfant de Sibyl, celle du livre, mais aussi celles de Margot, qui semblent la hanter. Il m’importait que Margot soit issue d’un milieu modeste, qu’elle déteste d’où elle vient et essaye de lutter contre. Elle surgit avec un dilemme qui renvoie Sibyl à son passé. D’une certaine manière, c’est Sibyl en miroir inversé. Sibyl aussi a essayé de se construire contre ses origines, sa mère, l’alcool, et c’est par l’écriture qu’elle a voulu fuir ça, se réinventer. Quand elle se remet à écrire en rencontrant Margot, Sibyl ouvre une brèche qui est à la fois un départ dans le délire fictionnel, mais aussi un vertige sur elle-même, son identité. Elle se retrouve en pleine crise.
A propos de choses immorales, Sibyl viole la déontologie en enregistrant sa patiente pour utiliser ses propos dans un futur livre. On voit une cinéaste qui travaille ses acteurs comme une matière. L’acte de créer comporte toujours une nécessaire part de vampirisme, de prédation ?
En partie, oui. Au-delà de la création, dans le film, tout le monde manipule tout le monde. Pour Sibyl, le fait d’écrire l’entraîne à transgresser toutes les règles. Elle sort de la réalité et entre dans la fiction pour vivre des choses. En même temps, c’est de l’ordre du jeu. La création a aussi un aspect ludique où tout est permis. Après, c’est sûr que Sibyl va trop loin, parce qu’elle ne vivait plus rien. Elle est emportée. L’écriture/le livre fait d’elle une machine qui se met en route et qui déraille. Elle vampirise Margot, mais pas seulement : elle vampirise tout ce qu’il y a autour d’elle... elle se vampirise elle-même !
Les séquences de tournage du film dans le film comportent cette part ludique en mélangeant comédie et cruauté.
A ce stade du film, il fallait ce mélange, car c’est vraiment là que ça commence à dérailler. Quand Sibyl va sur l’île, c’est la bascule vers un monde tissé de fantasmes, plus tout à fait réel ni normé : c’est loin, c’est beau, c’est faux. Le tournage c’était parfait pour ça. Il fallait qu’avec cette partie, arrive la comédie, le délire, c’est à dire le mélange de choses qui ne devraient pas se mélanger. Concernant le mélange des tons, j’ai été aidée par Sandra Hüller, qui est la synthèse parfaite de la comédie et du drame. Le mélange qu’elle propose est explosif : elle incarne un personnage qui souffre, mais qui transforme tout en énergie tarée. On ne sait plus si on doit rire ou être angoissé avec elle.
Sur le tournage, Margot dit à un moment que le cinéma est un milieu dingue et qu’elle craint d’y devenir folle. C’est aussi votre angoisse, parfois ?
Le cinéma est une micro-société où la vie s’accélère, s’intensifie, où tout devient exacerbé… Le moindre petit problème devient une tragédie, les rapports hiérarchiques sont violents, et complètement grotesques. C’est un milieu ridicule, comique, mais où on vit des choses très fortes : ça m’amusait de m’en moquer autant que ça servait le récit. Ça appelle presque la satire. THE PLAYER d’Altman a été une référence pour ça aussi. Même dans un film très sérieux comme 15 JOURS AILLEURS de Minnelli, tout ce qui tourne autour du milieu a un côté comique, satirique.
Il y a de la gémellité entre Sibyl et Margot, entre Sibyl et sa sœur, entre Gabriel et la petite fille née de son amour avec Sibyl… Pouvez-vous parler de ce motif de la gémellité qui a traversé tant de films ?
Il y en a aussi entre les personnages de Sibyl et de Mika, entre Gabriel et Igor… Entre Sibyl et Margot, c’est une gémellité en miroir inversé, Sibyl a gardé son enfant alors que Margot voudrait se faire avorter. De son côté, Mika voulait un enfant comme Sibyl, ne l’a pas eu, en a fait le deuil. Ce que j’ai essayé de faire, c’est démultiplier ce motif du double, comme si Sibyl envahissait tous les personnages du film. Même si vers la fin, Margot échappe à ça, on se rend compte qu’elle est peut-être moins fragile que Sibyl. La plus solide n’est pas celle qu’on croyait. Margot s’est épanouie, elle a mûri, elle n’est plus victime, et semble avoir pris plaisir et fierté à inspirer Sibyl.
Sibyl de Justine Triet avec Virginie Effira et Adèle Exarchopoulos, en compétition officielle du Festival de Cannes, en salles le 24 mai - en partenariat avec franceinfo.
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