Reportage "Rien ne nous protège ici" : dans l'Arizona, la bataille pour le droit à l'avortement se joue pendant l'élection présidentielle américaine

Article rédigé par Valentine Pasquesoone - Envoyée spéciale dans l'Arizona (Etats-Unis)
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Susan Shapiro, de l'organisation Indivisible, appelle à voter "oui" à la proposition 139 sur l'avortement, le 13 octobre 2024 à Flagstaff (Arizona). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)
Le 5 novembre, les électeurs de l'Arizona se prononceront aussi sur un référendum d'initiative citoyenne : la proposition 139. Si le "oui" l'emporte, les femmes de l'Etat obtiendront un assouplissement du droit à l'avortement et sa protection constitutionnelle.

"Quand j'avais 10 ans, un garçon de 14 ans m'a violée. Et quand j'avais 11 ans, il m'a mise enceinte. Mon avortement n'était pas un choix. C'était une question de vie." Micro à la main, Nicole Walker pèse chacun de ses mots. Assis dans l'herbe devant la mairie de Flagstaff (Arizona), dimanche 13 octobre, des dizaines de manifestants l'écoutent avec attention, des pancartes "pro-choix" à la main. 

Nicole Walker lit un texte qu'elle a écrit peu après la révocation par la Cour suprême des Etats-Unis de l'arrêt "Roe v. Wade", qui garantissait depuis 1973 le droit constitutionnel à l'avortement. Depuis ce jour de juin 2022, chaque Etat est libre d'interdire l'interruption volontaire de grossesse (IVG) ou d'en durcir les conditions. "Si j'avais été forcée d'accoucher, je n'enseignerais pas dans à l'université. Je ne serais pas mariée, ni mère de deux enfants. Ma vie n'aurait pas été celle que j'ai choisie, résume Nicole Walker. C'est pourquoi je suis très heureuse de pouvoir voter pour la proposition 139." 

Cette proposition 139 est un référendum d'initiative citoyenne, soumis au vote des électeurs de l'Arizona en même temps que l'élection présidentielle, qui doit départager le républicain Donald Trump et la démocrate Kamala Harris. Cette dernière a fait de la défense du droit à l'avortement un axe de sa campagne. Une victoire du "oui" à la "prop 139", le 5 novembre prochain, créerait un droit constitutionnel à l'avortement à l'échelle de l'Etat.

Liv manifeste le 13 octobre 2024 à Flagstaff (Arizona) pour la proposition 139, un référendum d'initiative citoyenne renforçant le droit à l'avortement, soumis au vote en même temps que l'élection présidentielle. (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

"Si ce droit devient constitutionnel, il ne pourra être annulé que par un nouveau vote du peuple", pointe Catherine Nichols, de l'organisation progressiste Arizona List. L'accès à l'IVG serait aussi de nouveau possible jusqu'au stade de viabilité du fœtus, après vingt-quatre semaines de grossesse. Passé cette date, des exceptions seraient possibles "pour protéger la vie, la santé physique ou mentale" de la femme enceinte. A ce jour, toute IVG est interdite après quinze semaines en Arizona, sauf urgence médicale. Aucune exception n'est prévue en cas de viol ou d'inceste.

"Nous ne reviendrons pas en arrière"

"Ne touchez pas à notre corps !", scandent les manifestants, rassemblés le long de la mythique route 66, qui traverse Flagstaff. Liv, 20 ans, a marché depuis son université pour prendre part au rassemblement. "C'est très important pour moi, en tant que personne qui peut tomber enceinte et qui n'est pas sûre de vouloir des enfants. Rien ne nous protège ici", explique-t-iel*, tout en brandissant son panneau "Mon corps, mon choix".

"Ce texte rendrait le droit à l’IVG très difficile à révoquer."

Liv, soutien de la proposition 139

à franceinfo

"Nous ne reviendrons pas en arrière !", martèlent deux organisatrices, Jasmine Viehe et Susan Shapiro. La première agit depuis des années pour un meilleur accès à l'avortement à Flagstaff, qui approche les 80 000 habitants. En 2016, cette mère célibataire a dû partir à deux reprises vers Phoenix, à 230 km plus au sud, pour une IVG médicamenteuse.

L'Arizona impose une première consultation avec échographie, puis vingt-quatre heures d'attente avant l'intervention. Il y a trente ans, "ma mère a pu avorter là où elle vivait. Je n'aurais jamais pensé devoir quitter Flagstaff pour le faire", illustre l'Américaine. L'activiste s'est battue pour faire s'installer dans la ville une médecin venue de Phoenix. Depuis plus d'un an, des premiers rendez-vous pré-IVG se tiennent deux samedis par mois, en fonction des demandes dans la région.

Dix mois de porte-à-porte

Susan Shapiro, Jasmine Viehe et de nombreux bénévoles ont relevé un autre défi de taille : recueillir assez de signatures d'électeurs pour faire figurer la proposition 139 sur les bulletins de vote. Pendant dix mois, "des volontaires ont fait du porte-à-porte, sont allés dans des festivals, au marché ou à la bibliothèque", en quête de signataires, énumère Susan Shapiro. La campagne "Arizona for Abortion Access" ("l'Arizona pour l'accès à l'avortement") dit avoir collecté environ 820 000 signatures, plus du double requis par les autorités. Plus de 570 000 ont été certifiées – un record dans l'histoire de l'Etat.

Des manifestants défendent la proposition 139 renforçant le droit à l'avortement, soumise au vote en même temps que l'élection présidentielle, le 13 octobre 2024 à Flagstaff (Arizona). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

"Nous avons présenté cette proposition de la manière suivante : c'est une question de liberté, de confiance dans la capacité des patientes à prendre cette décision avec leur médecin, expose Susan Shapiro, de l'organisation Indivisible. C'est aussi une question d'empathie envers ces personnes." Les opposants à l'initiative (document PDF) estiment au contraire que la mesure "va trop loin", et qu'elle "légaliserait des avortements tardifs pour n'importe quelle raison". Ils défendent la limite actuelle.

"Comment peuvent-ils priver les gens de ce droit ?"

Reste maintenant à s'assurer du soutien d'un maximum d'électeurs pour que cette initiative citoyenne soit adoptée. En banlieue de Phoenix, la capitale de l'Arizona, Sarah Saucedo et Joyce Lazar débutent une matinée de porte-à-porte dans les rues de Mesa, dimanche 6 octobre, au cœur d'un quartier résidentiel aux maisons de plain-pied. "Savez-vous que vous pouvez voter sur le droit à l'avortement ?", interrogent-elles. "Je ne crois pas à l'avortement", rétorque l'électeur sollicité, avant d'insulter les bénévoles. Quelques rues plus loin, un autre homme promet au contraire de voter "oui". Quelque 58% des électeurs interrogés se disent prêts à faire de même, selon un sondage du New York Times.

Sarah Saucedo et Joyce Lazar font du porte-à-porte dans les rues de Mesa (Arizona), le 6 octobre 2024, pour présenter la "proposition 139" aux électeurs. (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Les deux Américaines de 29 et 60 ans ne se connaissaient pas avant cette matinée caniculaire. Elles se mobilisent depuis près d'un an, animées par un sentiment d'urgence. La décision de la Cour suprême a rendu Joyce Lazar "furieuse". "Comment peuvent-ils priver les gens de ce droit ?", fustige-t-elle. Sarah Saucedo frappe à une nouvelle porte. La jeune Américaine a, elle aussi, été ébranlée par ce revirement de la plus haute juridiction du pays : "Avant, je pensais que l'IVG resterait légale, d'une manière ou d'une autre."

"J'avais des droits sur mon corps. Je me suis réveillée le lendemain matin, et ils avaient disparu à cause de juges non élus. Cela m’a tellement fait enrager."

Sarah Saucedo, bénévole pour la campagne

à franceinfo

L'Arizona était déjà connu pour ses restrictions en matière d'avortement, observe l'Union américaine pour les libertés civiles. Mais depuis la décision de la Cour suprême, les entraves se sont multipliées. Des cliniques ont cessé leurs activités, tandis que le procureur général a tenté de restaurer l'interdiction totale de 1864. Une longue bataille judiciaire s'est engagée et l'accès à l'IVG a temporairement disparu. "Les soignants et les femmes ne savent pas quels sont leurs droits", relève Sarah Saucedo. "Cela a tellement fluctué… Je n'ai aucun doute sur le fait que ça a eu un impact très négatif sur les patientes qui devaient avorter."

"Un scrutin monumental"

Cinq femmes sont là pour en témoigner, jeudi 10 octobre à Phoenix. La campagne en faveur de la "prop 139" les a invitées à livrer leur histoire le temps d'une soirée. "Mon mari et moi avons dû quitter l'Arizona pour des soins dont nous avions besoin", relate Kristin, tombée enceinte un an plus tôt. Une grossesse choisie qui comblait le couple, jusqu'aux résultats d'un examen, au second trimestre.

Kristin témoigne des conditions dans lesquelles elle a dû avorter, à l'occasion d'un événement organisé par les partisans de la proposition 139, le 10 octobre 2024 à Phoenix (Arizona). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

"Notre bébé présentait une série d'anomalies médicales. Même s'il survivait à une opération chirurgicale complexe, il aurait une vie courte, faite de douleur et de soins constants", livre-t-elle, la voix nouée par l'émotion. A dix-huit semaines, Kristin n'a pas eu le droit d'accéder à une interruption médicale de grossesse dans son propre Etat. Elle et son mari ont dû voyager jusqu'au Nouveau-Mexique, dont la plus grande ville, Albuquerque, se trouve à 750 km de Phoenix.

"J’étais tellement en colère. Nous avons dû organiser ce voyage hors de l’Arizona, et le jour de l’intervention, j’ai été ‘accueillie’ par des manifestants anti-choix. Nous sommes toujours en train de nous remettre de cette expérience."

Kristin

lors d'un événement de la campagne "Arizona for Abortion Access"

Depuis, Kristin témoigne et défend la proposition 139, dans l'espoir "qu'aucune autre famille ne traverse ce que nous avons traversé". "Cela fait du bien de transformer cette colère en action", glisse l'Américaine.

Le 5 novembre sera pour elle un moment "majeur", pas seulement pour la "prop 139". "L'élection approchait et j'avais de plus en plus peur", confie-t-elle. Car la présidentielle pourrait conduire à de nouveaux reculs en matière de droit à l'IVG, en cas de victoire du républicain Donald Trump, qui lors de son précédent mandat a nommé des juges conservateurs à la Cour suprême, faisant basculer l'institution.

"C'est un scrutin monumental pour ce droit", insiste Jennifer, venue témoigner des violences sexuelles qu'elle a subies à 14 ans, et qui ont conduit à un avortement en 1990. "Si Kamala Harris n'entre pas à la Maison Blanche, je ne pense pas que nous aurons une autre chance d'avoir ces garanties."

* Liv ne s'identifiant ni au genre féminin ni au genre masculin, franceinfo a utilisé le pronom "iel" pour retranscrire ses propos.

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