: Reportage "Personne n'est à l'abri" : à Philadelphie, les oubliés de la crise du fentanyl réclament un "changement de mentalité" aux candidats à la présidentielle américaine
Au volant de son camion, chemise hawaïenne sur les épaules, Tom Freye démarre sa tournée le sourire aux lèvres, ce vendredi 25 octobre. Mais une mise en garde tranche vite avec son air détendu. "C'est mieux si tu ne mets pas ta ceinture, au cas où il y aurait une fusillade", glisse le solide quinquagénaire. Des coups de feu, il y en a "presque tous les jours" dans le quartier de Kensington, à Philadelphie (Etats-Unis), assure-t-il, "pour des questions de territoire ou des dettes liées à la drogue".
Dans le nord de la capitale économique de la Pennsylvanie, l'avenue Kensington fait peine à voir. Sous les arches du métro aérien, le long des commerces fermés depuis belle lurette, des milliers de personnes survivent tant bien que mal dans ce "supermarché de la came à ciel ouvert". C'est comme ça que le surnomme Tom, cadre de l'association The Everywhere Project, qui propose "tout un tas de services" pour les personnes à la rue et les toxicomanes. Sur le trottoir, rares sont ceux qui n'ont pas le corps tordu, l'air hagard et la démarche incertaine, conséquence des stupéfiants et des nuits passées dehors.
"Voilà ce que le fentanyl peut faire à tout un quartier", peste Tom, qui livre ce jour-là des denrées alimentaires pour une grande distribution de repas prévue le lendemain. Depuis les années 2010, cet analgésique 50 fois plus puissant que l'héroïne – et 100 fois plus que la morphine – est devenu le cauchemar des autorités sanitaires américaines. "Dans la rue, ce truc a remplacé l'héroïne à toute vitesse, car il est bien moins cher et incroyablement fort", retrace Tom. Contrairement à l'héroïne, d'origine végétale, le fentanyl est un opioïde de synthèse facilement fabriqué en laboratoire. Il a inondé le marché noir sous forme de poudre, de cachets ou de liquide à injecter.
Des cocktails toujours plus dangereux
Encore plus inquiétant pour les pouvoirs publics : le fentanyl est désormais coupé à la xylazine, "un sédatif vétérinaire surnommé 'tranq'", explique Tom, obligé de donner un coup de volant pour laisser passer une ambulance. "Sûrement une nouvelle overdose", maugrée celui qui dit avoir plusieurs fois "ressuscité" des usagers intoxiqués en pleine rue. Comme l'a expliqué fin juillet l'Université de Pittsburgh (Pennsylvanie), la tranq provoque une baisse brutale de la pression artérielle et gêne énormément la prise en charge des overdoses. Le Narcan, un spray nasal développé dans ce but, peut s'avérer beaucoup moins efficace en présence de ce produit.
A cause de ces drogues de synthèse, Philadelphie est devenue l'une des capitales américaines en matière d'overdoses mortelles : au moins 1 122 personnes y ont perdu la vie de cette façon en 2023, et ces incidents concernaient "à 80% des consommateurs de fentanyl", explique à franceinfo le département de santé publique local, qui ne comptabilise que les résidents de la ville. "Le nombre de décès est donc certainement beaucoup plus élevé", prévient Tom Freye, qui évoque la présence de nombreux "touristes de la drogue venus d'autres Etats".
Tout en haut de la liste des villes les plus meurtries par le fentanyl, on retrouve aussi Baltimore (Maryland), Cleveland (Ohio) ou encore San Francisco (Californie). Au niveau national, ces overdoses d'opioïdes ont fait près de 75 000 décès en 2023, selon les CDC, l'agence américaine de santé, soit quasiment 70% de l'ensemble des overdoses mortelles.
"A côté de ça, la xylazine provoque aussi des blessures vraiment graves au quotidien", ajoute Tom, photos à l'appui. Sur son téléphone, il conserve des clichés de plaies ouvertes, parfois très infectées, qui sont des effets secondaires du produit. "Cela cause des abcès importants sur tout le corps, pas forcément à l'endroit de l'injection, qui peuvent mener à des amputations, faute de traitement", déplore-t-il.
Malgré son ampleur, la crise du fentanyl a été "relativement peu abordée" durant la campagne présidentielle, juge Tom Freye. Lors de l'unique débat présidentiel, le mot a été prononcé deux fois, par Kamala Harris seulement, et en lien avec les contrôles aux frontières. Dans son programme, la candidate démocrate promet de débusquer et d'arrêter les filières clandestines d'approvisionnement en fentanyl, qui vient surtout de Chine et du Mexique. En tant que vice-présidente, elle a aussi soutenu la distribution de traitements anti-overdose. De son côté, Donald Trump insiste sur "la formation et l'emploi" des anciens toxicomanes, tout en voulant financer plus de programmes d'aide et de traitement, seulement si ces derniers sont menés par des organisations religieuses.
"Les candidats se servent de la crise du fentanyl pour s'attaquer mutuellement. Mais ils ne proposent absolument rien de concret, à part une même approche vieille de 50 ans. C'est dommage, car tout le monde peut tomber dedans, mais personne n'en parle vraiment."
Tom Freye, directeur des opérations de l'association The Everywhere Projectà franceinfo
Dans ce dossier, le gouvernement américain est accusé d'avoir favorisé l'apparition de l'épidémie d'opioïdes en autorisant, dans les années 1990, la vente d'antidouleurs puissants et très addictifs, comme l'oxycodone. "Une jeune sportive qui se remet d'une chute, un ouvrier blessé au travail... Personne n'est à l'abri de ce scénario", alerte Tom, qui a souffert d'une addiction à l'héroïne jusqu'en 2001. "Pour moi, tout est parti d'un accident dans un ascenseur, raconte l'ancien plombier. Cinq ans de fauteuil roulant, des médicaments très forts et puis plus rien, c'est là que je suis tombé sur 'l'héro'." Sobre depuis 23 ans, il reste marqué par ce "passage épouvantable" de sa vie. "Il a quelques semaines, les médecins ont retrouvé un corps étranger dans mon bras droit : c'était un bout d'aiguille datant de cette époque !", s'étonne-t-il encore, en montrant une radio de son coude.
"Ce n'est pas un problème criminel, mais de santé publique"
A Philadelphie, la plupart des associations ont décidé d'adopter une autre approche : la réduction des risques. C'est le cas de Savage Sisters, un groupe d'aide composé en grande partie d'anciens toxicomanes. "Il faut accepter de voir les drogues comme faisant partie de la vie, c'est trop dangereux d'ignorer ce problème ou de simplement le condamner", pose Sarah Laurel, directrice de l'association, qui a elle-même connu l'addiction et la vie dans la rue. Depuis quatre ans, l'association distribue des repas, des kits d'hygiène, propose des douches mobiles grâce à un camion et gère sept logements pour toxicomanes. "C'est important qu'il y ait un changement de mentalité, qu'on ne criminalise plus les gens et qu'on se mette enfin à les aider", réclame-t-elle.
Si elles permettent des "résultats visibles", assure Savage Sisters, les méthodes de l'association ne sont pas toujours du goût du voisinage ni même des autorités. Sous la pression de la municipalité, l'accueil de jour situé à Kensington a dû fermer ses portes. Dans la rue, les relations avec la police sont devenues "très compliquées", affirme sa directrice. "Personne ne veut faire face à ce problème, car ce n'est pas joli à voir, déplore-t-elle. Mais ce n'est pas en fermant les yeux que tout ça va disparaître."
"Si j'avais les candidats face à moi, je leur demanderais d'améliorer l'accès aux traitements et au logement. Je leur demanderais des douches, des toilettes, et l'analyse des drogues en circulation pour que l'on puisse mieux répondre aux overdoses."
Sarah Laurel, directrice de l'association Savage Sistersà franceinfo
En pleine maraude dans les quartiers sud de Philadelphie, Charlie, Amy et Victoria, trois employés de Savage Sisters, partagent ce constat. "Nous ne voyons pas des drogués, mais des gens qui ont faim, soif, qui ont des blessures et besoin de se laver, explique Charlie, bonnet orange vissé sur la tête. Le fentanyl et la tranq ne sont pas un problème criminel, mais de santé publique avant tout."
Devant une épicerie, ils croisent un petit groupe d'hommes. "Vous voulez de l'eau, du déo ?", lance Charlie, pour nouer le contact. Après une rapide discussion, il propose aussi des "outils". Comprendre : des seringues. Certains refusent, d'autres acceptent volontiers ce matériel propre, qui permet de réduire la transmission de maladies comme les hépatites ou le VIH. La distribution se fait à l'abri des regards, "car c'est encore très mal vu dans la rue", raconte Charlie.
Quand on leur parle de l'élection présidentielle du 5 novembre, les maraudeurs rencontrés confient n'avoir que "peu d'espoir". "Le gouvernement ne fait pas la guerre contre la drogue, mais contre les drogués, tranche Amy. Ça détruit encore plus la vie des gens." Tous aimeraient pouvoir apporter leur aide dans de meilleures conditions, et recevoir des financements fédéraux. "On attend beaucoup du président ou de la présidente, mais ça ne va pas changer grand-chose pour nous", estime Charlie, qui reste "déterminé" à accompagner les toxicomanes. "Le matin du 6 novembre, peu importe le résultat, je serai là pour aider dans la rue", lance-t-il, en tirant son chariot sur le trottoir.
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