: Reportage "Le pain est resté au même prix, mais il a rétréci" : en Alabama, l'été et l'inflation ont aggravé la précarité alimentaire
La porte d'entrée s'ouvre et trois écoliers se ruent dans la cuisine. Leur énergie réveille la maison de Jazzy*, plongée dans la pénombre pour repousser la chaleur écrasante de cet après-midi de septembre. "Maman, est-ce que je peux manger une pomme ?", lance un garçon. Un autre fouille dans des cartons alignés sur le comptoir, en sort une prune : "Maman, est-ce qu'il faut que je la lave ?" "Vous voyez, peu importe ce qu'on a à manger, ils se jettent dessus !", nous interpelle cette mère de six enfants. Les fruits frais du goûter ne font pas partie des courses habituelles de cette Américaine de 39 ans, installée à Hayneville, dans l'Alabama (Etats-Unis). Une voisine les a rapportés d'une distribution alimentaire.
Jazzy fait partie des 15% d'habitants de l'Alabama qui rencontrent des difficultés pour se nourrir. "Je bénéficie de bons d'aide alimentaire Snap [un programme fédéral], mais ça suffit rarement à tenir tout le mois, explique la mère de famille. Avec mes petits revenus, je dois tout compter." Une situation loin d'être unique : dans cet Etat du Sud, qui compte à peine plus de 5 millions de résidents, un enfant sur quatre est en insécurité alimentaire et doit sauter des repas ou manger en plus petite quantité, selon l'ONG Feeding America.
Des républicains qui "ne croient pas à l'Etat-providence"
L'été est critique pour les familles précaires. "Pendant l'année scolaire, les élèves ont droit à un petit déjeuner et un déjeuner gratuits à l'école, explique Michael Coleman, directeur général de la banque alimentaire Heart of Alabama. S'ils ont des activités éducatives après les cours, on leur sert même un dîner. Mais de juin à août, leurs parents doivent se débrouiller pour assurer tous les repas."
Pour aider les foyers les plus pauvres, le gouvernement du président démocrate Joe Biden a lancé en 2024 un programme fédéral accordant 40 dollars de bons alimentaires supplémentaires par enfant et par mois durant l'été. Un "pas de géant" pour lutter contre la faim aux Etats-Unis, vante le ministère de l'Agriculture. Treize Etats, tous dirigés par des républicains, ont toutefois refusé d'y participer. Parmi eux, l'Alabama, qui ne rejoindra ce programme qu'en 2025. La gouverneure, Kay Ivey, a invoqué des délais trop courts pour prévoir le budget nécessaire à la mise en œuvre de la mesure cette année, rapporte CBS. Une justification qui laisse Michael Coleman dubitatif.
"Ici, vous êtes dans un Etat rouge [la couleur du Parti républicain]. Traditionnellement, toute dépense publique est mal vue par les électeurs conservateurs."
Michael Coleman, directeur général d'une banque alimentaireà franceinfo
D'autres élus républicains assument les motivations politiques de leur refus. Le gouverneur du Nebraska a déclaré ne "pas croire à l'Etat-providence", selon le Washington Post, quand celui de l'Oklahoma a reproché au gouvernement de "pousser des mesures sociales" – pourtant approuvées au Congrès fédéral par un vote bipartisan –, rapporte Newsweek. "La plupart de ces élus n'ont jamais eu à se demander s'ils auraient à manger pour le dîner, ou à se rendre à une distribution alimentaire, commente Michael Coleman. Ils ne sont pas insensibles à l'insécurité alimentaire, mais ils ne savent pas ce que c'est."
Toute l'année, sa banque alimentaire achète ou récupère des produits donnés par des supermarchés pour les redistribuer dans le centre de l'Alabama. "On organise une vingtaine de distributions par mois, explique le directeur. Depuis trois ou quatre ans, avec l'inflation, la demande ne cesse d'augmenter. En particulier l'été."
"On fait avec ce qu'on a"
Ce mardi de septembre, une centaine de voitures ronronnent sur la pelouse jaunie qui entoure une petite église de campagne, à une vingtaine de kilomètres de Hayneville. Pas un nuage ni un souffle d'air pour rendre les 33°C ambiants plus supportables. Une trentaine de salariés de la chaîne de supermarchés Publix, partenaire de cette distribution, s'activent à l'ombre de barnums. Ils préparent les vivres qui seront offerts dans quelques minutes : sacs de courges et d'oignons, barres de céréales, bouteilles de jus, pastèques, bananes... "On a de quoi nourrir 300 familles", se réjouit une bénévole en T-shirt vert fluo floqué du nom de l'enseigne.
Les voitures avancent au pas sur un chemin de terre, pendant que les volontaires remplissent les coffres de denrées, le front luisant de sueur. Le ballet de sacs et de cartons ne s'interrompt que le temps de saluer des enfants qui passent à bord d'un bus scolaire, ou d'adresser un mot d'encouragement aux bénéficiaires.
Certains nous confient avoir "galéré durant l'été". Nicole, mère au foyer de cinq enfants, vient à la Snow Hill Christian Church "dès qu'il y a une distribution". "Le salaire de mon mari ne suffit pas à boucler les fins de mois", explique la quadragénaire, dans la fraîcheur de sa voiture climatisée. "Maintenant que mes enfants ont repris l'école, c'est un peu plus facile. Je voudrais leur donner plus, mais je n'en ai pas les moyens."
Muriel, grand-mère de 72 ans atteinte d'un handicap, doit subvenir aux besoins de son fils et de son petit-fils de 10 ans. "Mon allocation est supérieure de cinq dollars au plafond pour bénéficier des bons Snap", déplore-t-elle.
"Je dois choisir entre acheter mes médicaments ou à manger. Pendant l'été, mon petit-fils ne rate aucun repas, mais parfois, je n'ai que des céréales à lui donner."
Muriel, habitante de l'Alabamaà franceinfo
Wanda a, elle, la garde de deux petits-enfants. "Je souffre d'un handicap, et mon mari a seulement un travail à temps partiel, raconte la sexagénaire. On fait avec ce qu'on a, et on ne gâche rien. Les enfants aimeraient aller au McDo, mais on ne peut pas se le permettre."
Quelques véhicules plus loin, Linnie et Linda s'abritent du soleil dans leur grand pick-up rouge. Les deux cousines sont venues chercher des colis pour "des membres de leur communauté qui ne peuvent pas se déplacer". Dans cette zone rurale, le supermarché le plus proche est à 15 minutes de route. "Les familles nombreuses ont du mal à s'en sortir, car l'essence et la nourriture sont de plus en plus chères", s'inquiète Linda. Une boîte de 18 œufs est "passée de 4 à 9 dollars", le "pain est resté au même prix, mais il a rétréci". Pour aider les familles précaires à passer l'été, l'assistante sociale "leur explique comment préparer des repas moins chers mais nourrissants, comme les sandwichs au beurre de cacahuète et à la confiture."
"La priorité, c'est de payer les factures"
Jazzy fait partie des parents que Linda épaule. "Je suis mariée, mais le père de mes enfants ne fait pas partie du tableau : je préfère dire que je suis une mère célibataire", raconte-t-elle d'une voix douce, dans le salon de sa petite maison en brique. Son plus jeune fils, âgé de 3 ans, dort dans la pièce voisine. Peu après sa naissance, une infection a contraint les médecins à lui retirer une partie du système digestif. "Il est branché à une machine 15 heures par jour, confie la trentenaire. Je suis comme son infirmière, alors je dois être ici à plein temps."
Les 2 000 dollars que Jazzy touche chaque mois pour ce statut d'aidante ne lui permettent pas de subvenir aux besoins de toute la famille. "La priorité, c'est de payer les factures. Je ne peux même pas aller à la banque alimentaire moi-même, parce que je dois économiser l'essence." Avec la rentrée des classes et deux repas en moins à servir chaque jour, la mère de famille arrive à préparer "des dîners équilibrés" à ses enfants. Elle jongle entre bons d'aide alimentaire, produits de supermarché et ces précieuses distributions. "Je prépare des pâtes avec des légumes", illustre-t-elle. Les week-ends en revanche, "il faut parfois se contenter d'une grande pizza ou faire des sandwichs".
L'été, "lorsque les enfants étaient à la maison toute la journée et grignotaient tout le temps", a été un véritable défi. "Il fallait toujours avoir des en-cas à leur donner. J'ai essayé d'étaler les repas les plus consistants sur tout le mois, en alternant avec des options moins chères et faciles à acheter en grande quantité : des hot-dogs, des nouilles...", liste Jazzy. Elle a parfois renoncé à acheter des denrées devenues trop chères, comme la viande.
"Certains jours, mes enfants disent qu'il n'y a rien à manger, parce qu'ils n'aiment pas ce que j'ai préparé. Mais je m'assure qu'ils aient trois repas par jour, quoi qu'il arrive."
Jazzy, mère célibataireà franceinfo
Pendant quelques minutes, Jazzy observe ses enfants en silence. Puis, elle nous pose une série de questions, avide d'en savoir plus sur le programme d'aide alimentaire que doit intégrer l'Alabama l'an prochain. "Vous savez comment les bons seront versés ? On toucherait combien ? Pendant combien de mois ?" Quarante dollars par enfant, "ce sera déjà une aide énorme pour une mère seule comme moi, sans soutien familial, s'enthousiasme-t-elle. On pourrait manger de vrais repas toute l'année."
Jazzy ne comprend pas la réticence de certains Etats à rejoindre ce programme. "Lorsqu'on n'a plus de bons alimentaires, que les factures s'ajoutent et qu'on ne sait pas comment payer les courses, avec des enfants à nourrir, c'est extrêmement difficile...", confie-t-elle. Linda, qui retournera chercher des colis pour ses voisins à la prochaine distribution, ne cache pas son agacement. "Pendant que des gens souffrent, certains s'opposent à ce programme pour des motifs électoraux." Et si l'économie est la première préoccupation des électeurs à l'approche de l'élection présidentielle du 5 novembre, selon le Pew Research Center, Linda "ne croit pas que l'inflation soit la priorité du gouvernement". "Quel que soit le parti [qui gagnera], je ne m'attends pas à un changement."
* Le prénom a été modifié.
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