Election américaine : pourquoi les instituts de sondage se sont-ils encore (un peu) trompés ?
Etrillés pour avoir échoué à anticiper la popularité de Donald Trump en 2016, les instituts de sondage ont été poussés à l'examen de conscience. Ont-ils été capables de rectifier le tir ?
L'année 2016 nous avait mis en garde, 2020 l'a à nouveau prouvé : aux Etats-Unis, plus qu'ailleurs encore, les sondages sont à prendre avec des pincettes. A quelques heures du scrutin, la plupart des études d'opinion annonçaient "une vague bleue" : une avance de 10 points pour le démocrate Joe Biden au niveau national, selon une ultime étude* réalisée pour NBC et le Wall Street Journal, ainsi qu'une légère avance dans plusieurs Etats clés, comme la Floride et l'Ohio. Perdu. Quant au Texas, bastion républicain susceptible de basculer chez les démocrates ? Raté aussi. A la veille du scrutin, RealClearPolitics, qui agrège des sondages, plaçait Joe Biden en tête de 4,2 points dans le Michigan* et de 6,7 points dans le Wisconsin*. Au matin du mercredi 4 novembre, les deux candidats étaient en fait au coude-à-coude dans ces Etats déterminants.
Pointés du doigt en 2016 pour ne pas avoir anticipé le succès de Donald Trump, les sondages se sont-ils encore royalement trompés ? Donald Trump, poussé par sa victoire en Floride, va-t-il encore une fois décrocher la présidence, au nez et au masque de son adversaire démocrate, pourtant capable de rassembler une majorité de voix à l'échelle nationale ? Alors que les Américains ont été près de 100 millions à voter de façon anticipée ou par correspondance – une habitude plutôt ancrée au centre et à la gauche du spectre politique outre-Atlantique –, il n'est pas exclu que les heures qui suivent soient favorables à Joe Biden. Il n'y aura toutefois pas de "vague bleue", ce qui tend à démontrer que les instituts de sondage ont encore des progrès à faire.
Parce que le "vote caché" des électeurs de Trump est toujours important
C'était l'un des enseignements de l'échec des sondages en 2016 : lorsqu'elles sont effectuées par téléphone, les enquêtes obtiennent des résultats biaisés. Sur le plateau de BFMTV dans la nuit de mardi à mercredi, Olivier Piton, auteur de La nouvelle révolution américaine (Ed. Tribune du monde, 2016), évoque "des gens qui n'osent pas dire aux sondeurs pour qui ils vont voter". Une attitude qui pourrait se traduire par un écart de 10 points entre le sondage et la réalité des urnes.
"Il y a davantage [d'électeurs pro-Trump cachés] que la dernière fois, cela ne fait aucun doute", résume le sondeur Robert Cahaly, interrogé par The Hill*, trois jours avant le scrutin. En 2016, l'institut de sondage non-partisan qu'il dirige, The Trafalgar Group, avait été le seul à donner Donald Trump vainqueur dans les Etats clés du Michigan et Pennsylvanie. Cette année encore, il considérait "assez possible" un raté généralisé des autres instituts. Le Trafalgar Group est, par ailleurs, critiqué par ses concurrents pour ne pas rendre publique sa méthodologie.
Pour le présentateur de la chaîne conservatrice Fox News Tucker Carlson, ce réflexe d'une partie de l'électorat Trump en dit long sur la société américaine : "La question basique que posent les sondages, c'est : 'Sommes-nous dans un pays libre ?' Si vous avez peur d'exprimer vos convictions politiques en public, si vous pouvez être renvoyé ou exclu pour cela, sommes-nous dans une société libre ? La réponse est simple : bien sûr que non", a-t-il conclu, en pleine soirée électorale.
Et s'il ne s'agissait pas de peur, mais du refus pur et simple d'alimenter une industrie en laquelle ils ne croient pas ? D'un micro-acte militant, semblable au refus d'un tract ? Et si les électeurs de Trump répondaient moins au téléphone ? Ces hypothèses formulées par Jon McHenry, de l'institut de sondages républicain North Star Opinion Research, lui aussi cité par The Hill, sont cohérentes avec la défiance prêtée aux électeurs de Trump vis-à-vis des médias et de leurs outils.
Parce que l'institut de sondage qui connaît le mieux les fans de Trump s'appelle Facebook
Alors, comment percer le mystère de ces électeurs cachés ? Le journaliste du New York Times Kevin Roose détient une partie de la réponse : "Hé, les libéraux, si vous ne pensez pas que Donald Trump peut être réélu, peut-être devriez-vous passer plus de temps sur Facebook", écrivait-il en août. Lui qui a fait de la surveillance quotidienne du réseau social sa spécialité mettait déjà en garde contre une possible vague "rouge" (républicaine, selon le code couleur en vigueur aux Etats-Unis).
A l'époque où il présente son analyse, il se fait "étriller par les gourous de l'industrie sondagière", commentait-il au petit matin sur Twitter*. Ambiance rire jaune. "Ce qui ressort, quand vous regardez les données, c'est à quel point la droite domine sur Facebook", prévenait-il.
"Les influenceurs pro-Trump ont passé des années à construire une machine médiatique bien huilée qui écrase n'importe quelle autre actualité et crée un torrent de commentaires viraux capables de noyer les médias grand public comme l'opposition libérale", poursuit-il, décrivant "un univers médiatique parallèle" caché des électeurs et analystes du centre et de la gauche. Dans ces groupes Facebook, la réponse de Trump face à la crise du Covid-19 est jugée efficace, Joe Biden est perçu comme sénile, et le mouvement Black Lives Matter vu comme un groupe composé de pilleurs violents.
Parce que le niveau d'éducation des sondés reste difficile à évaluer
"On ne peut pas non plus exclure un mauvais échantillonnage", a réagi pour Les Echos Mathieu Callard, spécialiste des Etats-Unis au sein de l'institut Ipsos. Pour obtenir des études d'opinion les plus fiables, les instituts veillent à rassembler un échantillon représentatif de la population : pour cela, ils prennent en compte l'âge, le genre et l'origine ethnique des sondés, qu'ils comparent avec les données issues des recensements, afin d'extrapoler de possibles résultats.
Depuis l'échec de 2016, ils ont réalisé que le niveau d'études était également un facteur déterminant, les Blancs (et notamment les hommes) non-diplômés se prononçant massivement en faveur du candidat républicain. Plus souvent démocrates, les Américains plus diplômés sont aussi plus nombreux à répondre aux sondeurs, poussant ces derniers à réajuster leurs projections, explique CNBS.
Or, cette pondération est complexe et coûteuse. "Dans les Etats très convoités, les sondages sont souvent réalisés par des petites institutions et des universités qui ne peuvent pas s'adapter facilement", explique la chaîne, pointant un secteur "sous-budgété", susceptible de commettre plus d'erreurs que les sondages nationaux proposés par les grands instituts. Avec le poids conféré aux "swing states" par le scrutin indirect, les sondages nationaux sont ainsi plutôt efficaces lorsqu'il s'agit de déterminer le vote populaire (en 2016, Hillary Clinton), mais peu fiables lorsqu'il s'agit de déterminer le vainqueur de l'élection présidentielle (en 2016, Donald Trump).
Enfin, les instituts ont également tendance à réaliser des sondages dans certains Etats qu'ils estiment particulièrement disputés au détriment d'autres. Or "pour savoir s'ils sont disputés, il nous faut d'abord des données", constate Kabir Khanna, spécialiste de l'analyse électorale pour CBS News. Autrement dit, il faut sonder pour savoir s'il est ou non pertinent de continuer à sonder. Un cercle 100% vicieux.
* Les liens suivis d'un astérisque sont en anglais
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