Après l'ère Trump, le soulagement d'une jeune "Dreamer" et de sa mère, installées depuis vingt ans aux Etats-Unis
Au lendemain de l'investiture de Joe Biden, franceinfo a rencontré Miriam et Ganesha, une mère bolivienne sans papiers et sa fille, bénéficiaire du programme Daca pour les jeunes en situation irrégulière.
Ganesha Toranzo s'est réveillée "soulagée, avec un sentiment d'espoir", jeudi 21 janvier. Cette jeune habitante du nord de la Virginie, aux longs cheveux bruns, voulait parcourir quelques kilomètres pour rejoindre le National Mall la veille, et assister à l'investiture de Joe Biden à Washington. Vu le contexte sanitaire et sécuritaire, elle et sa mère, Miriam, se sont contentées d'un discours présidentiel sur petit écran. Une page s'est alors tournée pour les deux femmes. "Cela faisait tellement de bien d'entendre parler un dirigeant, et non un tyran", sourit Ganesha Toranzo.
Le soir même, cette femme de 24 ans, d'origine bolivienne et sans citoyenneté américaine, a laissé éclater sa joie sur Twitter. "Trump ne m'a pas déportée ! Daca [le programme américain de protection de jeunes immigrés en situation irrégulière] l'a emporté, je vais travailler pour un cabinet d'avocats et Trump n'a pas obtenu de second mandat. De beaux jours sont devant nous !" Au même moment, Joe Biden signait un premier décret présidentiel (lien en anglais) sur le programme Daca. Le nouveau locataire de la Maison Blanche l'a renforcé, tout en appelant le Congrès à agir pour protéger ces jeunes sans-papiers. Un symbole fort pour Ganesha et 700 000 autres "Dreamers", depuis longtemps installés sur le sol américain. Ils étaient, depuis quatre ans, sous la menace d'une expulsion décrétée par l'administration Trump.
La perspective d'un avenir aux Etats-Unis
Ganesha Toranzo et Miriam nous reçoivent dans leur modeste immeuble en briques de Vienna, une ville aisée à environ 30 minutes de Washington, au cœur d'un lotissement contrastant avec les propriétés environnantes. Au sous-sol de leur résidence, elles ouvrent la porte d'un salon aux murs beiges, décorés de deux tapisseries envoyées de Cochabamba (Bolivie). C'est de là, depuis une vallée surnommée "le jardin de Bolivie", que la mère et ses deux filles sont parties en 2000 pour rejoindre les Etats-Unis. Miriam avait 40 ans, Ganesha 4. De ce voyage, celle-ci ne garde qu'un souvenir : la chanson Hotel California, à leur arrivée à l'aéroport.
En Bolivie, Miriam travaillait seule pour le foyer. C'est ce qui l'a décidée à partir. Cette mère de trois enfants s'est mise en quête d'un poste plus stable et mieux rémunéré pour quelques années, afin de leur assurer "une meilleure vie, un meilleur futur". Elle n'avait qu'un objectif en tête, explique-t-elle en espagnol : des études et une carrière ambitieuses pour ses enfants. Son fils n'a pas obtenu de visa, mais Miriam a pu émigrer vers l'Amérique du Nord avec ses deux filles. La Bolivienne a rapidement débuté dans un pressing – un poste qu'elle occupe toujours, vingt ans plus tard.
Ganesha Toranzo, qui jongle à la perfection entre l'anglais et l'espagnol, a très tôt été portée par les ambitions de sa mère. "J'avais 5 ou 6 ans, et je n'avais qu'un but : apprendre l'anglais", se remémore celle qui, enfant, voyait Miriam partir tôt et rentrer tard du travail. Consciente des sacrifices maternels, elle s'est plongée dans la lecture et les études. En tant qu'immigrée, rien ne serait simple : sa grande sœur, faute de documents suffisants pour postuler à certaines universités, n'a pas eu d'autre choix que de rentrer en Bolivie.
En juin 2012, alors que Ganesha entre au lycée, l'administration Obama lance un nouveau programme : le Daca. Sa promesse ? Protéger pendant au moins deux ans de l'expulsion de jeunes étrangers, âgés de 15 à 31 ans, qui, comme l'adolescente, sont arrivés très jeunes aux Etats-Unis. Certains n'ont aucun souvenir de leur pays d'origine. S'ils remplissent tous les critères – plus de cinq ans de résidence, un casier judiciaire vierge… –, la situation de ces immigrés est temporairement régularisée. De quoi leur permettre de rester et travailler, d'autant que ce programme est renouvelable tous les deux ans.
Ganesha Toranzo se souvient encore du jour où elle a reçu sa première lettre d'admission au programme. Le document est précieusement rangé dans l'appartement familial. "C'était un jour de joie", résume la jeune femme. Pour sa mère aussi, Daca était une promesse : celle de voir son objectif de vie, un avenir professionnel pour ses enfants, devenir un peu plus réalité. Le jour de la réception de la lettre, Miriam en a "pleuré". "Le programme Daca a été pour nous la source d'une grande espérance", explique la mère.
Sans ce sésame, sa fille lycéenne aux ongles parfaitement manucurés imaginait plutôt devenir esthéticienne. Un parcours peu ambitieux, mais en théorie plus facile d'accès pour une immigrée sans papiers. "C'était clairement un plan B", reconnaît celle qui vise désormais une carrière d'avocate, spécialiste des questions d'immigration. En effet, Ganesha Toranzo a pu étudier les sciences politiques : certaines universités américaines proposent un accès pour les bénéficiaires de Daca.
Les années Trump, cette longue menace
En janvier 2016, son admission à Daca renouvelée, Ganesha Toranzo rejoint l'université Brigham Young, dans l'Idaho. Nous sommes à dix mois de l'élection présidentielle, et le discours sur l'immigration d'un des candidats aux primaires républicaines, Donald Trump, interpelle. Ce partisan d'un mur à la frontière avec le Mexique s'est fait remarquer six mois plus tôt pour ses propos xénophobes sur "les criminels, les dealers, les violeurs" mexicains tentant selon lui d'atteindre les Etats-Unis. "Nous étions choquées qu'un candidat gagne des soutiens avec des remarques racistes, relate Ganesha Toranzo. Ma mère paie des impôts, elle mène une vie de citoyenne américaine classique. Nous avions très peur."
A l'évocation de l'ère Trump, Miriam, d'habitude très posée, s'emporte. "J'ai rencontré énormément d'immigrés qui travaillent dur, plus dur que des Américains, martèle la sexagénaire. Je voyais qu'il ne prêtait attention qu'aux personnes blanches, et j'avais peur que quelque chose arrive, car je ne parle pas bien anglais." La situation de la Bolivienne est d'autant plus fragile que depuis 2010, elle fait partie des 11 millions de sans-papiers résidant aux Etats-Unis. Son visa familial, d'une durée de dix ans, n'a pas été renouvelé. Dès son arrivée au pouvoir, Donald Trump élargit le champ des expulsions possibles. Toute personne qui, selon le jugement d'un seul agent de l'immigration, présente un risque à l'ordre public ou à la sécurité nationale peut être visée.
"J'avais peur d'être expulsée. J'ai commencé à voir quelques expulsions après que les services de l'immigration eurent frappé aux portes d'étrangers. J'avais peur quand quelqu'un toquait chez moi."
Miriamà franceinfo
Pour la première fois, des employeurs lui demandent sa carte de résidente. La mère célibataire se voit refuser des heures habituelles de baby-sitting. La perspective d'un accès à la citoyenneté s'éloigne encore plus pour Miriam, pourtant sur le sol américain depuis plus de quinze ans. "Donald Trump faisait tout pour que les personnes en situation irrégulière n'aient aucune voix", lâche sa fille.
Toutes deux racontent une période où la parole raciste se libère. Autour d'elles, les propos les visant implicitement se multiplient : une vendeuse des environs refusant de toucher le billet d'une personne immigrée, des étudiants disant à une camarade mexicaine de Ganesha de "rentrer chez elle"… L'inquiétude de l'étudiante grandit quand le Daca est ciblé. Le 5 septembre 2017, le ministre de la Justice met un terme au programme qui protégeait depuis cinq ans les "Dreamers". "Ce jour-là, je suis rentrée dans mon dortoir et j'ai pleuré, décrit Ganesha. Je n'ai pas pleuré parce que j'étais triste, j'ai pleuré parce que j'étais en colère. Je n'en pouvais plus."
"Des gens me disaient que tout irait bien, que Trump ne pensait pas vraiment ce qu'il disait. Non, tout n'allait pas bien. Je risquais d'être déportée en un claquement de doigts."
Ganesha Toranzoà franceinfo
S'ensuit une bataille judiciaire de près de trois ans, qui atteint la plus haute juridiction du pays. Le 18 juin 2020, la Cour suprême juge que la décision de supprimer Daca a été prise "de manière capricieuse et arbitraire". Le programme reste actif. Pour les "Dreamers", c'est une bouffée d'air. Sans cela, Ganesha craignait un retour forcé en Bolivie, qu'elle ne connaît quasi pas. "J'avais l'impression qu'il n'y avait pas de lumière au bout du tunnel, lâche la jeune femme. Je voulais vivre le rêve américain, être diplômée d'une université américaine et construire ma carrière, mais j'avais plutôt l'impression de vivre un cauchemar. J'étais traitée comme une criminelle."
"De l'espoir et de la tranquillité"
Cette pression a commencé à se dissiper, l'après-midi du 7 novembre. La "Dreamer" conduisait avec son compagnon quand la nouvelle de la victoire de Joe Biden est tombée. "Je ne pouvais pas m'empêcher de pleurer, j'étais tellement soulagée", confie Ganesha Toranzo. Avec le successeur de Donald Trump, "je ressens quelque chose que je n'avais pas ressenti en quatre ans : de l'espoir et de la tranquillité."
"J'ai l'impression d'avoir une place dans ce pays, même si je ne suis pas une citoyenne américaine."
Ganesha Toranzoà franceinfo
Avec le décret signé par Joe Biden qui renforce le programme Daca, la jeune Bolivienne se dit désormais confiante dans le fait d'obtenir la nationalité américaine. Mais quand ? La réponse viendra de la réforme de l'immigration, portée par le nouveau président. Le démocrate souhaite offrir à des personnes en situation irrégulière la possibilité de demander une carte verte à partir de cinq ans de résidence. Il leur suffira de payer leurs impôts et d'attester d'un casier judiciaire vierge. Mais les "Dreamers" pourraient, eux, obtenir une carte verte sans attendre, puis demander la citoyenneté américaine après trois ans. Il faudra néanmoins l'accord d'au moins dix sénateurs républicains (en plus des 50 sénateurs démocrates et indépendants) pour que cette réforme voie le jour, indique le quotidien britannique The Guardian (lien en anglais). Quoi qu'il en soit, cet assouplissement ouvre des perspectives pour Ganesha Toranzo, qui se prend à rêver d'une carrière plus politique, entre Washington et La Paz.
Dans le salon, Miriam termine de préparer quelques alfajores, des pâtisseries typiques de l'Amérique latine. La mère célibataire suivra-t-elle les pas de sa fille, en devenant elle aussi américaine ? Rien n'est moins sûr. Si elle est attachée aux Etats-Unis, Miriam "aime la Bolivie" et ne cache pas son envie de rentrer. Après vingt ans d'un travail éreintant, elle aimerait prendre sa retraite et se rapprocher des siens. Avec le sentiment du devoir accompli pour sa fille : "Une meilleure vie, un meilleur futur" pour Ganesha, maintenant que les menaces sont partiellement levées.
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