"Les filles qui résistaient n’avaient plus de travail" : Jean-Luc Brunel, un Français au cœur du réseau de Jeffrey Epstein
L’ancien directeur d’agence de mannequins est soupçonné d’avoir procuré des jeunes femmes au milliardaire américain Jeffrey Epstein.
Bronzé et riant aux éclats aux bras de deux amis qui trinquent au champagne : c'est ainsi que Jean-Luc Brunel, 74 ans, ancien agent de mannequins vedettes, apparaît en photo le 5 juillet 2019 à la Soirée blanche du très sélect Paris Country Club. Cette photo est la dernière apparition publique de Jean-Luc Brunel, la veille du jour où l’affaire Epstein éclate, le 6 juillet. Ce jour-là, Jeffrey Epstein, milliardaire américain, est arrêté à sa descente d’avion à New York, en provenance de Paris, pour trafic sexuel de mineures.
Très vite, l’affaire Epstein traverse l’Atlantique. Esptein est en effet propriétaire d’un somptueux appartement à Paris, avenue Foch. Le 23 août 2019, le parquet de Paris ouvre une enquête pour viols et agressions sexuelles sur mineures. Plusieurs victimes accusent Jean-Luc Brunel d’avoir été l’un des principaux pourvoyeurs de jeunes filles pour Jeffrey Epstein. Son ancienne agence Karin Models, dont Jean-Luc Brunel a été le propriétaire, est perquisitionnée le 17 septembre. Depuis, Jean-Luc Brunel n’est pas réapparu. Il se tait.
Un homme dans le collimateur depuis trente ans
Le nom de Jean-Luc Brunel apparaît en 2007-2008, lors d'une précédente enquête sur Jeffrey Epstein. Une victime d’Epstein, Virginia Roberts Giuffre, affirme avoir été "l’esclave sexuelle" du milliardaire et avoir été forcée à coucher à de nombreuses reprises avec Jean-Luc Brunel. Mais les ennuis de l’ancien directeur de l’agence Karin Models ont commencé bien plus tôt, en 1998. Jean-Luc Brunel est alors un personnage incontournable de la mode à Paris. Ce playboy amoureux de belles voitures se vante d’avoir repéré Sharon Stone, Estelle Lefébure ou encore Christy Turlington. Une ancienne assistante de mode que nous avons interrogée se souvient d’un "très grand professionnel, très courtois". Un autre ancien assistant d’un grand magazine féminin se souvient être allé à de nombreuses fêtes dans son immense appartement au 45 avenue Hoche, à Paris : "Il était très poli, toujours très bien habillé – en jeans et mocassins – et recevait très bien. Il y avait Estelle Lefébure et de plus jeunes mannequins, mais je n’ai jamais vu de choses sordides ou sexuelles, rien de scabreux. Je n’ai pas cette image-là de lui."
Un premier scandale a éclaté en 1988, à la diffusion d’un documentaire de la chaîne américaine CBS. Une ex-mannequin, sous couvert d'anonymat, accuse Jean-Luc Brunel de l’avoir droguée et violée. Elle affirme que la profession était au courant, ce que confirme aujourd’hui Craig Pyes, le journaliste américain qui a travaillé sept mois sur l’enquête pour CBS : "La réputation de Jean-Luc était très connue dans l’industrie de la mode, parce que de nombreuses mannequins racontaient à leur agent que Jean-Luc leur avait proposé de les 'offrir' à ses amis, pour aller à des dîners, et pour coucher avec eux. Et les filles qui résistaient n’avaient plus de travail […] parce qu’elles n’avaient pas couché avec Jean-Luc ou avec ses amis."
Un nouveau témoignage contre Jean-Luc Brunel
Une autre ancienne mannequin, Courtney Soerensen, dit avoir été victime d’une agression sexuelle de la part de Jean-Luc Brunel en 1988. Elle s'est confiée à la cellule investigation de Radio France. Elle a alors 19 ans et vient d'une agence de mannequins new-yorkaise. Peu après son arrivée à l'agence Karin Models à Paris, elle explique avoir reçu des avances persistantes de la part de Jean-Luc Brunel, alors directeur de l’agence. Elle affirme également avoir été contrainte de déjeuner et de dîner en tête-à-tête avec des amis de ce dernier et avoir compris qu'il aurait été souhaitable qu’elle accepte leurs approches insistantes.
Elle tient bon. Jusqu'à cette soirée chez Jean-Luc Brunel avenue Hoche à Paris. Tous les invités sont dans le salon, y compris l’épouse de son hôte. Sous prétexte de vouloir lui montrer ses tableaux, il serait parvenu selon elle à l'emmener jusqu'à sa chambre : "Il tente de me pousser sur son lit, je résiste, il persiste. Il essaie alors violemment de défaire ma chemise. Je parviens à m'enfuir de la chambre."
Après cet épisode, les castings et les shootings photos se font rare pour Courtney. Elle estime avoir été victime de mesures de rétorsion de la part de son ancien patron. Elle continuera le métier pendant un an et demi, mais décrit désormais le milieu du mannequinat comme "un marché aux bestiaux" ("A meat market").
"Un danger public"
Après la diffusion du documentaire de CBS en 1988, la prestigieuse agence Ford cesse de travailler avec Jean-Luc Brunel. En 1995, les ennuis continuent pour le Français. Dans un livre très documenté intitulé Top model, les secrets d'un sale business, d’autres témoignages pointent le directeur de l’agence Karin. L’auteur du livre, le journaliste américain Michael Gross, se souvient des mots prononcés alors par Jérôme Bonnouvrier, patron très respecté d’une agence française, décédé depuis, à propos de Jean-Luc Brunel : "C’est un danger public. Il sait exactement comment manipuler des filles fragiles, et ce qu'elles cherchent."
Un autre ex-confrère explique que, lui et "une bande bien connue", invitaient "les filles" et mettaient "de la drogue dans leurs verres".
"Un judas dans la salle de bain des mannequins"
Michael Gross a été pour sa part témoin d’une scène stupéfiante qu’il n’a pas racontée dans son livre, mais qui lui est revenue en mémoire quand l’affaire Epstein a éclaté. Après avoir interviewé Jean-Luc Brunel à Paris, le journaliste va aux Bains Douches, une boîte de nuit parisienne. "Il était assis à une grande table, avec beaucoup de très jeunes filles et beaucoup de messieurs. Et une de ces jeunes filles s’appelait Dakota. Quand elle m'a vu, elle m'a demandé de la sortir de là." Michael Gross ramène la jeune fille en taxi chez elle, avenue des Champs-Elysées. Elle lui dit alors qu’elle a vécu chez Jean-Luc Brunel avenue Hoche, et qu’elle en est partie car "il y avait un trou, un judas dans le mur de la salle de bain des mannequins, pour qu'il puisse les regarder sans être vu".
La jeune femme propose au journaliste américain de l’amener dans l’appartement de Brunel, non loin de là. "Alors qu'on était dans cet appartement, qu'elle était en train de me montrer le judas, Brunel est arrivé, raconte Michael Gross. Il a nié qu'il y avait un trou dans le mur. Il a ensuite insisté pour que la jeune fille revienne aux Bains Douches avec lui. On est descendu. Il y avait une Ferrari blanche en face de chez lui. Dakota s’est assise devant, il m'a dit qu'il me déposait à l'hôtel. Ce n’était pas une demande c'était un ordre." Michael Gross est inquiet pour Dakota qui lui tient la main, sans que Brunel ne le voie. Quand il descend au Pont des Arts, il lui demande si ça va aller. "Elle m'a dit oui, mais j'ai vu dans ses yeux qu'elle avait très peur", raconte-t-il, encore hanté par ce souvenir.
Epstein-Brunel, une vieille "amitié"
La suite du parcours de Jean-Luc Brunel se déroule aux États-Unis où il part s’installer au milieu des années 90. C’est là qu'il aurait fait la connaissance de Jeffrey Epstein. Son nom apparaît en mai 2000 pour la première fois dans les registres de vol de l’avion privé du milliardaire. Le 7 mai 2000, il se rend avec Epstein et son amie Ghislaine Maxwell aux îles Vierges britanniques, où Jeffrey Epstein possède une île. Ghislaine Maxwell est soupçonnée d'avoir été la complice la plus proche de Jeffrey Epstein. On le retrouve aussi dans l’avion en juin 2002, avec Brunel et l’une des principales accusatrices d’Epstein, Virginia Roberts Giuffre ou en septembre de la même année, avec Sarah Kellen, présentée comme l'une des rabatteuses d’Epstein. Jean-Luc Brunel apparaît près d’une quarantaine de fois sur ces registres entre 2000 et 2005.
Le milliardaire aurait aussi donné un coup de pouce financier à son ami Jean-Luc Brunel dans MC2, l’agence que Jean-Luc Brunel a créée en 2005 à Miami. C’est ce qu’affirme l’ancienne comptable de cette agence, Maritza Vasquez. Dans une déposition sous serment en 2010, elle explique que Jeffrey Epstein a investi un million de dollars, sans préciser s’il s’agit d’un don ou d’un prêt : "Je le sais, parce qu’au début, Jeffrey ne voulait pas signer de papiers. Il a fini par les signer et c’est moi qui les ai apportés à la banque."
Jeffrey Epstein mettait aussi, selon elle, à la disposition de Jean-Luc Brunel des appartements dans un immeuble qu’il possédait dans le quartier très chic de Upper East Side à New York, non loin de Central Park. "Je sais que Jean-Luc habitait dans un appartement qui appartenait à Jeffrey Epstein. […] Les mannequins vivaient à quatre dans des appartements de Jeffrey Epstein. Il ne faisait pas payer de loyer à Jean-Luc, mais Jean-Luc faisait payer 1 000 dollars par mois aux filles." D’après l’ancienne comptable, Jean-Luc Brunel aurait également mis au point son propre système d’attribution de logements : "En dehors de ces deux appartements d’Epstein, nous louions deux appartements pour les filles. C’est Jean-Luc qui décidait dans lequel elles allaient. Si c’était des ‘gentilles filles’ qui pouvaient rapporter de l’argent, elles habitaient dans les appartements luxueux d’Epstein. Si c’était des filles banales, elles habitaient dans des endroits pourris."
Que recevait Esptein en échange de ses largesses ? "Je pense que tout ce que Jeffrey Epstein recevait en échange, c’étaient les filles. Rien d’autre", explique Maritza Vasquez. Pour Virgina Roberts Giuffre, l’une des victimes de Jeffrey Epstein, les deux hommes avaient un point commun : "Epstein, Brunel et Ghislaine Maxwell adoraient les orgies avec les très jeunes filles. Parfois, il y avait jusqu'à 10 jeunes filles avec eux. J'ai assisté au moins à une douzaine d’entre elles."
Trois filles de 12 ans en "cadeau d'anniversaire"
Virginia Roberts Giuffre dit se souvenir aussi avoir rencontré trois jeunes filles de 12 ans que Jeffrey Epstein aurait fait venir par avion pour son anniversaire, par l’intermédiaire de Jean-Luc Brunel : "C'était un cadeau-surprise d'un de ses amis, Jean-Luc Brunel. Elles venaient de France. Je les ai vues, je les ai rencontrées", explique-t-elle. Jeffrey Epstein s'en serait vanté à plusieurs reprises. "Il m'a raconté comment Brunel les avait achetées à Paris à leurs parents, dit-elle, en leur offrant les sommes d'argent, les visas et les perspectives de carrière de mannequin. Leurs parents avaient besoin d'argent."
Jeffrey Epstein semblait vouloir donner à tout ce système un vernis présentable au niveau administratif. "Beaucoup de filles venaient d’abord sans visa de travail, comme touristes, explique Maritza Vasquez dans sa déposition. Elles travaillaient rarement, et on leur prenait 30 % de leurs revenus, alors qu’elles n’avaient même pas le droit de travailler."
Puis, Jeffrey Epstein serait intervenu pour que tout soit en règle. "Je pense que M. Epstein a commencé à mettre la pression sur Jean-Luc car il ne voulait pas avoir de problème. Il voulait que toutes les filles aient un visa. Donc on leur a fait des contrats, parce qu’avant, elles n'en avaient pas. M. Epstein a payé directement les visas mais les visas passaient par Karin et MC2."
Aucune plainte à ce jour
A ce jour, aucune victime présumée de Jean-Luc Brunel n'a porté plainte. Celles qui se sont exprimées l’ont fait à propos de faits prescrits. Outre les témoignages, il existe cependant des indices. Ainsi, deux messages téléphoniques ont été retranscrits par un employé de l’homme d’affaire sur un bloc-notes retrouvé par la police américaine dans la propriété de Jeffrey Epstein en Floride. On peut lire sur l’un d’eux : "De la part de Jean-Luc : Il a une prof pour vous apprendre le russe. Elle a 2 fois 8 ans, pas blonde. Les cours sont gratuits et elle peut commencer aujourd'hui si vous l’appelez."
Le parquet de Paris a ouvert le 23 août 2019 une enquête pour viols et agressions sexuelles, notamment sur mineures, dans le cadre de l'affaire Epstein. Trois dépositions ont été faites auprès de la police fin août et début septembre 2019. Nous avons tenté de joindre Jean-Luc Brunel à plusieurs reprises pour une interview ou un commentaire. À ce jour, il n’a pas donné suite à nos demandes. Mais Joe Titone son ex-avocat, que nous avons pu joindre, nous a précisé : "Jean-Luc a toujours nié avoir eu le moindre geste déplacé envers les femmes, et il a toujours nié avoir été impliqué dans les actes sexuels répréhensibles d‘Epstein. Ils étaient amis mais il m’a toujours dit qu’il n’avait rien à voir avec ce qu’il faisait avec des mineures." Quant à savoir où se trouve Jean-Luc Brunel aujourd’hui, il ajoute : "Il m’a appelé la semaine dernière. Il m’a dit qu’il avait le moral et qu’il allait bien. On a dit qu’il était en Amérique du Sud, mais je ne pense pas que ce soit vrai. S’il est quelque part, c’est plutôt en Thaïlande. Il a un ami là-bas."
Le 4 avril dernier, Jean-Luc Brunel se trouvait au Brésil pour un casting. Sur la photo publiée sur le compte Facebook de l’agence brésilienne qui l’a accueilli, il apparait en chemise multicolore et pantalon blanc. Bronzé et riant aux éclats.
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