Turquie : pourquoi l'élection du nouveau maire d'Istanbul est-elle une claque pour le président Erdogan ?
Le candidat de l'opposition, Ekrem Imamoglu, est devenu maire d'Istanbul, dimanche, en battant Binali Yildirim, le candidat de l'AKP. Le camp présidentiel perd ainsi la capitale économique et culturelle du pays, qu'il contrôlait depuis vingt-cinq ans.
Cette fois, c'est officiel. Le 31 mars, Ekrem Imamoglu avait remporté les élections municipales à Istanbul (Turquie), mais le résultat avait été annulé pour des "abus commis de manière organisée". Dimanche 23 juin, le candidat du Parti républicain du peuple a gagné le nouveau scrutin avec 54,2% des voix face à l'ancien Premier ministre Binali Yildirim, candidat de l'AKP, le parti au pouvoir.
Ce résultat est une "défaite colossale" pour le président turc Recep Tayyip Erdogan, a expliqué à l'AFP Berk Esen, professeur associé à l'université Bilkent, près d'Ankara. Le chef de l'Etat a reconnu son revers sur Twitter et voit la plus grande ville du pays basculer dans les mains de l'opposition sociale-démocrate.
Parce que son aura est amoindrie
Istanbul est la ville la plus riche (un tiers du PIB) et la plus peuplée de Turquie (16 millions d'habitants). "Istanbul est toute la Turquie et toute la Turquie est Istanbul", résume à franceinfo Samim Akgönül, historien, politologue et directeur du département d'études turques à l'université de Strasbourg. "Qui remporte Istanbul remporte la Turquie", a coutume de dire le président turc. L'attachement d'Erdogan à la "ville-monde" est réel puisqu'il a été maire de la ville entre 1994 et 1998, première étape de sa carrière politique.
De plus, dans l'imaginaire turc, "la chute de Constantinople [l'ancien nom d'Istanbul] est quelque chose de très présent", affirme l'historien. Les médias liés à l'AKP et les caciques du parti d'Erdogan craignaient tellement de perdre la ville qu'ils accusaient Ekrem Imamoglu d'être un suppôt du terrorisme, précise Le Monde, ou "d'être descendant de Grecs qui avaient tenté de prendre la ville" lors du conflit gréco-turc entre 1919 et 1922, ajoute Samim Akgönül. Mais "les électeurs ne sont pas tombés dans ce piège grossier", souligne le politologue.
Parce que cela aiguise l'appétit de ses concurrents
Vingt-cinq ans après son élection comme maire d'Istanbul, Recep Tayyip Erdogan est le président d'un "régime extrêmement centralisé", rappelle Samim Akgönül. "Istanbul est peut-être synonyme de destin politique pour le vainqueur", estime-t-il. Toutefois, selon l'universitaire, "cette victoire [de l'opposition] ne change rien et le pouvoir d'Erdogan reste intact". Le politologue Berk Esen n'est pas de cet avis : "C'est une défaite colossale pour Yildirim, mais aussi pour Erdogan. Son pari s'est retourné contre lui."
"Etant donné l'ampleur de la victoire [d'Ekrem Imamoglu], c'est un signal d'alarme pour l'establishment de l'AKP", analyse Sinan Ulgen, ancien diplomate turc et chercheur associé au Carnegie Europe, à Bruxelles. La défaite du parti présidentiel à Istanbul, après la perte de la capitale, Ankara, en mars, pourrait renforcer les velléités dissidentes et encourager ceux qui hésitent à lancer leur propre mouvement à passer à l'acte, comme l'ex-Premier ministre Ahmet Davutoglu et l'ancien président Abdullah Gül.
Tous les yeux sont également rivés sur le partenaire de coalition de l'AKP, le parti ultranationaliste MHP dirigé par Devlet Bahçeli, un vieux loup de la politique turque connu pour être particulièrement retors. Avant d'être l'allié d'Erdogan, il en était un féroce détracteur. S'il décidait de rompre son alliance avec le président turc, celui-ci serait privé de sa majorité au Parlement et pourrait être contraint d'avancer les élections générales prévues en 2023, selon des analystes.
De plus, le maire d'Istanbul, comme ceux de la plupart des mégalopoles de la planète, bénéficie d'une renommée internationale. Et ce changement de courant politique à la tête de la ville tombe à pic pour les pays occidentaux.
Depuis que le pouvoir d'Erdogan est devenu autoritaire en 2011, l'Occident cherche un interlocuteur plus fréquentable, plus moderne.
Samim Akgönül, politologueà franceinfo
Après la publication des premiers résultats le donnant vainqueur, Ekrem Imamoglu a invité Recep Tayyip Erdogan "à travailler ensemble pour servir Istanbul". "Monsieur le président, je suis prêt à travailler en harmonie avec vous", a-t-il ajouté dans son allocution. Le nouveau maire a conscience que sa victoire ne lui donne pas les coudées franches : en effet, l'AKP, s'il le décide, peut largement paralyser son action car il contrôle 25 des 39 districts de la ville et conserve la majorité au conseil municipal.
Parce qu'il a perdu "la caisse enregistreuse" du pays
Istanbul est le poumon économique du pays. Le budget municipal s'élève à près de 24 milliards de livres turques (environ 3,6 milliards d'euros) par an, auxquels il faut ajouter les montants alloués aux services de transport et de canalisations. Au total, la métropole concentre un budget annuel d'au moins 35 milliards de livres turques, soit près de 5,3 milliards d'euros.
Avec un tel budget, "prendre le contrôle de la mairie d'Istanbul est très important du point de vue économique, commente anonymement sur Slate un analyste politique. L'un des points les plus importants de la politique populiste de l'AKP est de répartir ce budget du sommet jusqu'au bas de la pyramide. Ils ont mis en place tout un système de distribution de rentes économiques. C'est pour cette raison que l'élection à Istanbul était très importante."
Une analyse partagée par Samim Akgönül, qui explique que la ville "contrôle 51% du capital de centaines d'entreprises dont celles de services (parkings, transports urbains et maritimes). La municipalité finance des entreprises détenues par des hommes d'affaires qui, en retour, soutiennent le pouvoir d'Erdogan." Et de conclure : "Istanbul a toujours été vue comme une caisse enregistreuse, distributrice d'argent de l'Etat à des fonds privés."
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