Turquie: Asli Erdogan et Necmiye Alpay, un procès pour museler les critiques
Dans la nuit du 16 au 17 août 2016, alors qu’elle était en train d’arroser ses plantes, Asli Erdogan, écrivaine turque de renom et sans lien de parenté avec le président homonyme, voit débarquer des policiers encagoulés à son domicile, dans le quartier populaire d’Isli à Istanbul.
Accusée d’appartenir à «une organisation terroriste» et de comploter contre «l'intégrité de l’Etat», elle est arrêtée sur le champ et placée en détention à la prison de Bakirköy. Un enfer carcéral, dont elle avait dénoncé les méthodes dans son ouvrage Le bâtiment de pierre, paru en 2010 en Turquie et publié en 2013, en traduction française, chez Actes Sud.
Asli Erdogan met en garde contre les dangers de la disparition de la démocratie en Turquie
Née le 8 mars 1967, Asli a fait des études d’informatique et de physique, notamment au Centre européen de recherche nucléaire de Genève, avant de se tourner vers l’écriture. Aujourd’hui, elle est connue comme romancière, mais également comme chroniqueuse du journal pro-kurde Özgür Gündem. Un quotidien fermé quelques jours avant son arrestation.
Intellectuelle engagée pour la défense des droits de l’Homme, elle écrit essentiellement pour la défense de la démocratie, des minorités et des libertés, et pour dénoncer les conditions de vie dans les prisons du régime.
Elle avait médiatisé plusieurs affaires de viol commis sur de jeunes femmes kurdes par la police turque. Ce qui lui avait valu de lourdes pressions des services de sécurité, voire des violences physiques pour lesquelles elle est toujours traitée.
Détenue depuis plus de quatre mois, dans l’attente de son procès, elle a passé les trente premiers jours en garde à vue, dont cinq en isolement total, privée de contact avec l’extérieur, de médicaments et de livres.
Elle a toutefois réussi, le 3 novembre 2016, à faire sortir une lettre à l’attention de la communauté internationale, dans laquelle elle met en garde contre la dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdogan.
«Ma lettre est un appel d’urgence. La situation est très grave, terrifiante et extrêmement inquiétante. Je suis convaincue que l’existence d’un régime totalitaire en Turquie secouerait inévitablement, d’une façon ou d’une autre, l’Europe entière, mais celle-ci, focalisée sur la crise des réfugiés, semble ne pas se rendre compte des dangers de la disparition de la démocratie en Turquie», écrit-elle.
Necmiye Alpay, une intellectuelle favorable à la paix avec le PKK
De santé fragile, et frôlant la dépression, Asli Erdogan a été placée dans une cellule commune avec la linguiste Necmiye Alpay, une coaccusée dans le même procès.
Traductrice, éditrice, critique et auteure elle-même, Necmiye avait été arrêtée quelques jours plus tard, le 31 août 2016, pour les mêmes «délits». Agée de 74 ans et titulaire d’un doctorat en droit, décroché à l’université de Nanterre en France, elle est, elle aussi, une fervente défenseuse des libertés.
Favorable à la paix entre la Turquie et le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, férocement combattu par le Président Erdogan, elle est devenue à ce titre membre du comité consultatif du même journal qu'Asli. Un poste symbolique, qu’elle a accepté pour montrer son attachement à la liberté d’expression.
Depuis la fermeture de cette publication accusée de soutenir le PKK, toute personne en rapport avec Özgür Gündem devenait l’objet d’une enquête des autorités. Tout comme sa codétenue, Necmiye a été accusée d’être membre d’une «organisation terroriste armée», et encourt, elle aussi, une peine de prison à perpétuité.
Deux autres personnes seront présentes dans le boxe des accusés : Inan Kizilkaya, le rédacteur en chef de la publication pro-kurde, et Zana Kaya, une journaliste, en détention provisoire depuis le mois d’août. Cinq autres sièges resteront vides, car les personnes visées avaient réussi à s’enfuir avant la rafle policière contre le journal.
Une mobilisation mondiale contre la dérive autoritaire d'Erdogan
L’ONG Human Rights Watch et de nombreux écrivains, éditeurs et intellectuels, notamment en France et en Allemagne, se sont mobilisés pour réclamer leur libération. Une pétition, signée par des dizaines d’auteurs de renommée mondiale, a été adressée à Ankara et une campagne d'envoi de cartes postales à l’attention d'Asli a été lancée pour soutenir son moral.
Ce procès intervient dans la foulée de la gigantesque opération de répression qui a suivi le coup d’état manqué. Les purges dans l’armée et les arrestations dans les rangs des avocats et des universitaires avaient pour objectif déclaré de poursuivre tout autant les indépendantistes kurdes que les partisans du prédicateur Fethullah Gülen accusé d’avoir fomenté le putsch depuis son exil aux Etats-Unis.
Quant à la «farce» du procès d’Asli, comme l’a qualifié le Boersenverein, l’association d’éditeurs et écrivains allemands, il n’aurait pour objectif que «de faire taire une voix critique», ainsi que celles des autres journalistes.
Selon l’association Reporters sans frontières, la Turquie, 151ème au classement mondial de la liberté de la presse, est devenue «la plus grande prison du monde pour les journalistes».
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