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Quelle Turquie Erdogan veut-il ?

Les dérives autoritaires et l’islamisation rampante prêtées au gouvernement inquiètent certains Turcs, notamment les laïques, et la communauté internationale, UE en tête. Qu’en est-il de la politique du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et de son parti l'AKP?
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan au quartier général de l'armée, à Ankara, le 1er août 2010. (AFP PHOTO / ADEM ALTAN)

Le 31 mai, une poignée de militants associatifs protestaient contre le projet de destruction des arbres d'un parc public d'Istanbul. D'autres dénonçaient la construction d'une mosquée dans le quartier de Taksim. Dans les jours suivants, les grandes villes turques étaient secouées par un vent de révolte.
 
Avec ce soulèvement populaire, notamment place Taksim à Istanbul, certains veulent barrer la route à l’ambition de M.Erdogan pour l’empêcher de mettre une pierre de plus à l’édifice islamiste, qu’ils l’accusent de vouloir ériger. L’arrogance et la mégalomanie du Premier ministre inquiètent. «Il entend remodeler la ville (Istanbul) pour en refaire le centre d’un espace ottoman, celui de l’ex-empire, où la Turquie rayonne désormais par l’économie et l’influence culturelle», explique Marc Semo dans Libération. 

Ankara, le 4 juin 2013, lors des manifestations en cours contre le parti au pouvoir, l'AKP. ( AFP PHOTO / MARCO LONGARI)

De nombreux Turcs dénoncent une politique menée contre la laïcité et les libertés fondamentales (fin de la mixité dans les piscines, port du foulard de nouveau autorisé dans les écoles et les universités, contrôle de la vente d’alcool, etc). Ils craignent l’installation durable d’un gouvernement autoritaire islamique.
 
Aux contestataires, Recep Tayyip Erdogan – qui rappelle avoir été élu par une majorité de ses concitoyens et dit qu’à ce titre, il représente la nation – a répété le 3 juin 2013 qu’il ne cèdera pas à la rue et que les Turcs s’exprimeront dans les urnes lors des prochaines élections en 2014: «Si vraiment nous avons des pratiques antidémocratiques, notre Nation nous renversera», a-t-il lancé.
 
Une nouvelle constitution prévue courant 2013 doit fournir un nouveau cadre législatif avant la présidentielle de 2014. Le juriste Ibrahim Kaboglu y voit, entre autres, un moyen pour le Premier ministre de préparer sa propre succession à la tête de l’Etat en devenant président.


Erdogan soutenu par une large partie de la population
Il s’agit du premier mouvement de contestation de cette ampleur depuis l'arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) en 2002. A l’époque, ce parti islamo-conservateur faisait 34,6% des suffrages. Lors du scrutin de 2011, il en obtenait 49,9%.
 
En dix ans, l’AKP, qui a su capter les courants conservateur, islamiste et nationaliste, a réussi à s’imposer dans la société et, depuis 2009, a durci ses positions. L’armée, garante de la laïcité imposée par Mustafa Kemal Atatürk, a été affaiblie par des procès retentissants, avant de finalement s’allier à son ennemi d’hier. 

Portrait de Mustafa Kemal Atatürk


Les autres relais laïques – comme la justice, les médias ou l’éducation… – ont été verrouillés (journalistes emprisonnés, défenseurs des droits des minorités, comme les Alévis, traduits en justice) et la bureaucratie mise au pas.
 
Quant à l’opposition, désunie et regroupant kémalistes, ultranationalistes et Kurdes, «elle n’apparaît pas comme une alternative possible au pouvoir», selon le spécialiste du pays, Jan Marcou, dans Le Nouvel Observateur. Ce qui explique également qu'Erdogan ait eu un boulevard devant lui.
 
Une économie dynamique
Si la politique mise en œuvre par l’AKP s'est peu à peu détournée des élites européanisées des grandes villes de l’ouest du pays, elle répond aux attentes d’une bourgeoisie d’affaires conservatrice d’Anatolie.
 
Cette dernière soutient Erdogan et plébiscite son bilan économique: triplement des exportations turques depuis 2002 et une croissance à 2,2% en 2012 (8,5% en 2011). Une réussite à mettre sur le compte des orientations ultralibérales du gouvernement et d’une ouverture à de nouveaux marchés, africains par exemple.
 
Alors que les négociations sur l’adhésion de la Turquie à l’UE patinent, en raison notamment de ses blocages démocratiques et culturels, le pays continue d’exporter vers le marché européen (46% des exportations). Il se tourne dans le même temps vers l’Afrique, le monde arabe (20% des exportations turques) et l’Asie centrale.

Construction d'un tunnel sous le Bosphore, à Istanbul, le 18 avril 2013. Marmaray est un projet de transport ferroviaire et de modernisation des lignes de banlieue le long de la mer de Marmara qui relient la rive européenne à la rive asiatique. Date d'ouverture prévue le 29 octobre 2013. (AFP PHOTO / STRINGER)


Devenir une puissance locale ? 
Au plan de la politique étrangère, la Turquie, membre de l’OTAN, et alliée aux Etats-Unis, cherche à se démarquer de ses alliés occidentaux

Dans le cas du conflit syrien, Ankara n’a pas réussi à pérenniser un rôle de médiateur, et n’a pas pris le leadership d’un arc sunnite, divisé entre plusieurs leaders potentiels (Qatar, Arabie Saoudite, Egypte). Mais le pays intervient en aidant la rébellion et en accueillant plus de 400.000 réfugiés sur son territoire. Une manière d’acter sa volonté de voir tomber le régime de Bachar al-Assad, le conflit débordant de ses frontières.
 
Le culte de la «turcité»
Selon l’historien Hamit Bozarslan (La Cassure, éditions La Découverte), l’AKP voue un culte, «à la turcité, terme qui déborde le simple cadre territorial de la Turquie pour être défini autant par le legs ottoman que par l’islam. A titre d’héritière de l’Empire et du dernier califat, la Turquie est supposée détenir une autorité morale dans et sur l’ex-espace ottoman ainsi que sur le monde musulman», au sens large.
 
Signe des temps, les théologiens turcs, sur un projet du gouvernement, vont publier un recueil modernisé des préceptes du prophète Mahomet. Ils comptent ainsi dessiner les contours de l'islam du XXIe siècle. Dans leurs travaux, ils prônent «une modernité conservatrice», un islam sunnite fidèle à la doctrine fondamentale mais dépouillée de la vision littérale des intégristes.
 
Si le monde musulman a dans un premier temps accueilli ce projet avec circonspection, il suscite aujourd’hui une attente dans le monde arabe. Notamment en Egypte.

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