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Dzovinar Kévonian : «Le déni turc du génocide arménien est aussi financier»
La Turquie nie toujours catégoriquement que l'Empire ottoman ait organisé le massacre systématique de sa population arménienne en 1915 et récuse le terme de «génocide» repris par l'Arménie et une vingtaine de pays dont la France, mais pas les Etats-Unis par exemple. Entretien avec Dzovinar Kévonian, maître de conférence en Histoire à l’Université Paris-Ouest-Nanterre La Défense.
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Pourquoi, à votre avis, la Turquie refuse-t-elle de parler de génocide, de reconnaître ce qui s'est passé ?
Le regard que l’historien pose sur le négationnisme institutionnel de la Turquie impose de distinguer la politique du gouvernement jeune-turc concepteur et réalisateur du génocide de 1915-1916, et celle du gouvernement kémaliste qui se met en place à partir de sa victoire de 1922 dont l’héritage n’a pas été renié par la Turquie actuelle. En effet, les principaux dirigeants et ordonnateurs du processus d’extermination fuient le pays dès l’annonce de la défaite, des procès pénaux se tiennent dans l’Empire ottoman contre des exécutants de ce crime de masse, les puissances victorieuses s’engagent à faire justice de ce qu’elles qualifient de «crime contre l’humanité et la civilisation», les lois de spoliations des biens et avoirs sont abolies.
Or, les forces kémalistes, puis la nouvelle république de Turquie (qui s’inscrit pourtant dans un discours de rupture avec l’héritage ottoman) reprend à son compte la politique de son prédécesseur en provoquant l’exode des rescapés du génocide revenus entre 1919 et 1921 dans leurs foyers, en excluant les Arméniens de l’amnistie prévue par le traité de paix de Lausanne qui va permettre à l’inverse de réhabiliter les auteurs du génocide, en mettant un terme aux procédures judiciaires en cours.
Plus encore, la nouvelle république kémaliste va mettre en place une nouvelle législation de spoliation systématique des biens fonciers, meubles et immeubles, avoirs bancaires des populations arméniennes à partir de 1922. Afin de sécuriser ce gigantesque transfert économique, la Turquie va empêcher les rescapés arméniens se trouvant hors des frontières de l’Etat turc de revenir sur leur terre par une politique de dénationalisation forcée. C’est un véritable «pacte social» que la dictature kémaliste a conclu avec sa nouvelle bourgeoisie économique, pilier du régime et tiers bénéficiaire de la politique d’expulsion et de pillage.
Reconnaître ce qui s’est passé implique de remettre en cause les modalités fondatrices de la république turque comme de considérer que des réparations s’imposent. L’enjeu économique et financier est l’un des éléments explicatifs du déni actuel.
Que deviennent les descendants des survivants arméniens dans la Turquie d'aujourd'hui ?
L’effervescence considérable qui s’est manifestée dans la société civile turque depuis une quinzaine d’années, et plus encore l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink en 2007, ont donné une visibilité à ces descendants de survivants, quelques dizaines de milliers, qui ont pu rester en Turquie après la victoire du kémalisme dans le silence du négationnisme et la peur permanente de devenir à nouveaux des «parias».
La parution du livre de l’avocate et militante des droits de l’Homme turque Fethiye Çetin en 2004 dévoilant l’origine arménienne de sa grand-mère a fait apparaître dans l’espace public une catégorie nouvelle d’individus, les descendants de ces femmes arméniennes enlevées, mariées de force ou parfois sauvées par des Turcs. La libération de la parole a fait apparaître ces êtres métis, ni bourreaux, ni victimes qui s’inscrivent résolument dans le présent de la société turque. Leur existence même remet en question la définition ethnique de l’identité turque, mettant en lumière le caractère pluriel de cette société.
Quel est le sort des Syriens arméniens aujourd'hui ?
La situation actuelle des Arméniens en Syrie est terrible et effrayante. Ils subissent, au même titre que l’ensemble de la population syrienne, la violence de la guerre civile et connaissent la peur, le dénuement, la destruction, l’exode. Mais deux réalités spécifiques concernent cette population. La première est le danger extrême que représentent les islamistes affiliés à Daech qui font aujourd’hui du massacre, de la torture et du viol des chrétiens d’Orient l’un de leurs objectifs. Ainsi l’église et l’ossuaire construits en mémoire du génocide à Deir-Ez-Zor, lieu de destination des convois de déportations de 1915-1916 dans l’est de la Syrie, ont été détruits récemment. La seconde concerne l’attaque islamiste qui a eu lieu au printemps 2014 sur le bourg arménien de Kessab à partir du territoire… de la Turquie, et qui a provoqué la fuite des populations, la destruction et le pillage systématique.
L’avenir même de Arméniens de Syrie est source d’inquiétude et de profonde incertitude. Quel vivre ensemble est-il possible lorsque l’annihilation de toute altérité est l’objectif assumé d’un groupe ?
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