Recueil des signalements, accompagnement social, formations… Que fait la France en matière de prévention de la radicalisation ?
"Elles culpabilisent énormément". Après le meurtre de l'enseignant Dominique Bernard à Arras (Pas-de-Calais) par Mohammed Mogouchkov, 20 ans, natif de la province caucasienne d'Ingouchie, l'avocat de sa mère et de l'une de ses sœurs a fait part de "leur détresse" sur RTL, lundi 23 octobre. "La sœur est horrifiée par les faits. La maman, c'est plus de la honte", a-t-il déclaré.
Les parents sont en première ligne des processus de radicalisation de leur enfant, souvent inquiets et impuissants face à cette situation très délicate. "Cela leur demande énormément de courage d'en parler, ils ont parfois l'impression de trahir leur enfant", observe Béatrice Bayo, directrice du réseau associatif FNEPE (Fédération nationale des écoles, des parents et des éducateurs).
Cette affaire est l'occasion pour franceinfo de se pencher, concrètement, sur la politique française de prévention de la radicalisation, qui réunit l'ensemble des dispositifs mis en place pour cibler les individus les plus jeunes avant qu'ils ne s'engagent dans la violence. Il s'agit d'une part d'identifier les profils de ceux qui pourraient passer à l'acte, mais également de prendre en charge socialement les personnes entrées dans un processus d'isolement qui pourrait les rendre perméables au discours de propagande jihadiste.
Des signalements des parents, de travailleurs sociaux, d'animateurs sportifs...
Après les attentats de janvier et du 13 novembre 2015, Manuel Valls, alors Premier ministre, élargit en mai 2016 le champ d'action du Comité interministériel pour la prévention de la délinquance (CIPD) à la prévention de la radicalisation, l'entité devenant alors le CIPDR. Il promulgue au même moment le plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme. Deux ans après, en février 2018, c'est cette fois un plan entièrement consacré à la prévention de la radicalisation qui est mis en place : le plan national de prévention de la délinquance.
L'enjeu principal de la politique de prévention réside dans la détection des profils suspects. La plupart émergent grâce à des signalements, qui peuvent venir des familles, mais aussi de travailleurs sociaux, de commissariats et gendarmeries, d'établissements scolaires, d'animateurs sportifs… Tous peuvent faire remonter leurs inquiétudes au CNAPR (Centre national d'assistance et de prévention de la radicalisation), joignable via un formulaire en ligne ou par un numéro vert. Ce dispositif est plus connu du grand public sous le nom de "Stop-jihadisme".
Selon les chiffres du ministère de l'Intérieur transmis à franceinfo, cette plateforme a enregistré une augmentation des signalements cette année, avec plus de 6 000 contacts effectués au 30 septembre 2023 contre 6 500 pour l'année complète 2022. Au bout du fil se trouvent des réservistes de la police nationale, appuyés par des psychologues. Tous sont placés sous la responsabilité de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). A ce stade, tout l'enjeu est d'évaluer le niveau de dangerosité du signalement.
Le préfet "maître à bord" dans le suivi des profils
Chaque profil est passé au crible des groupes d'évaluations départementaux (GED). Si les enquêteurs estiment que la personne présente un profil préoccupant, elle fera l'objet d'une fiche "active" dans le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste, qui compte "à peu près 5 100 personnes", a récemment déclaré Gérald Darmanin. La plupart de ces individus sont français, mais on y trouve également des étrangers en situation régulière ou irrégulière.
Si l'on considère que le profil signalé ne représente pas un réel danger, mais nécessite un suivi sur le plan social pour anticiper une aggravation de la situation, ce sont les cellules de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF) qui vont prendre le relais. Elles sont pluridisciplinaires : on y trouve à la fois des représentants d'un large panel des services de l'Etat (protection judiciaire de la jeunesse, Education nationale, caisse d'allocations familiales, Pôle Emploi…), mais aussi de l'Aide sociale à l'enfance (ASE), d'associations spécialisées, de psychiatres et, parfois, des représentants religieux. Les CPRAF "ont avant tout un rôle social", précise un policier qui travaillait jusque récemment pour le CNAPR. Elles ont accompagné jusqu'ici 6 300 personnes (dont 5 000 jeunes de moins de 25 ans) et 2 300 familles.
Les GED comme les CPRAF dépendent directement de l'autorité des préfets, qui réunissent ces instances entre une et quatre fois par mois, et qui les co-président avec les procureurs. Dans ces deux organes, le niveau de suivi des personnes peut être ajusté (renforcé, assoupli, mise en veille ou clos). "Le préfet est vraiment le maître à bord, il a le dernier mot sur tout et décide l'arrêt ou la poursuite d'un suivi", relève le policier.
Parfois "de simples conversions"
"Le phénomène de la radicalisation a vraiment pris un tournant autour de 2014, lorsque l'on a observé des départs massifs de jeunes vers la zone irako-syrienne", relate Stéphane Vial, directeur de la prévention spécialisée au sein d'un réseau d'associations, dont les membres répondent à des commandes publiques territoriales pour agir auprès des jeunes les plus vulnérables. "Personne n'avait rien vu venir, les acteurs de la protection de l'enfance étaient assez sidérés, ils n'avaient pas vu de signes avant-coureurs", se souvient-il.
Au fil des années, la politique sécuritaire concernant la surveillance des potentiels jihadistes a porté ses fruits : il y a eu moins de départs et les profils de jeunes radicalisés ont évolué. "On est passés sur des modes d'autoembrigadement", observe Stéphane Vial.
Mais les signalements ne relèvent pas tous d'un processus de radicalisation : charge aux enquêteurs de faire le tri. "On a pas mal d'appels concernant des adolescentes soupçonnées de se radicaliser. Mais il s'agit bien souvent de simples conversions. Des familles françaises, sans lien avec l'islam, voient leur fille se convertir et paniquent", relève le policier interrogé par franceinfo.
Ce constat est partagé par Serge Hefez, psychiatre au service de thérapie familiale de l'hôpital de la Pitié Salpêtrière, à Paris, et membre d'une des CPRAF d'Ile-de-France. "Beaucoup de jeunes filles sont effectivement dans un processus d'endoctrinement religieux salafiste, certes rigoriste, mais pas terroriste", estime-t-il. Ces dernières sont "prises dans des dynamiques familiales complexes, avec des traumatismes ou un processus de séparation qui a du mal à se faire, par exemple". Même si elles ne sont pas perçues comme un danger direct pour la société, elles relèvent tout de même des compétences des membres de la CPRAF, qui les suivent dans une logique préventive.
S'appuyer sur les motivations professionnelles de la personne suivie
Le personnel socio-éducatif doit diagnostiquer les besoins des jeunes (majeurs ou mineurs) en leur allouant les ressources disponibles sur leur territoire de résidence : il peut s'agir d'un suivi psychologique, d'un référent Pôle Emploi pour les aider à trouver un travail, d'un référent associatif… L'objectif est "d'éviter que la personne ne bascule et de la réinsérer", explique un procureur, membre d'une CPRAF, qui souhaite rester anonyme.
Pour ce faire, un certain nombre d'associations de prévention sont formées à une méthode baptisée Good Lives Model, qui vise à rechercher des sources de motivations chez la personne suivie, notamment professionnelles, afin que celle-ci s'engage sur des objectifs qui aient du sens pour elle. Ce modèle a pour but de l'acheminer vers une vie plus épanouissante… et de la sortir du système dans lequel elle s'était enfermée.
Quant à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui suit les mineurs sur le plan pénal, elle dispose de son propre dispositif. Chaque mineur est suivi par un éducateur : si celui-ci a des doutes sur une éventuelle adhésion au discours islamiste, il peut se tourner vers l'un des 74 référents laïcité de la PJJ, répartis sur l'ensemble du territoire. Chacun, à son niveau, doit aider les professionnels de la PJJ à évaluer la situation du mineur en question et lui apporter des solutions. " Il ne s'agit donc pas tant d'affecter spécifiquement des professionnels ou des structures à la prise en charge de ce public" mais de "viser l'instauration d'une relation éducative forte [avec le personnel de la PJJ] qui se substitue à celle des recruteurs djihadistes", explique Agathe Muriot, rédactrice au bureau des méthodes et de l'action éducative au sein de la direction de la PJJ.
La question cruciale de la formation
Pour pouvoir comprendre au mieux les jeunes en voie de radicalisation, l'accent a été mis ces dernières années sur la formation des personnels de tout type, qu'il s'agisse des travailleurs sociaux, des policiers et gendarmes, du personnel soignant… Ce travail a notamment été réalisé par la sociologue Hasna Husseïn, présidente de l'association Prevanet, principalement financée par des collectivités locales.
"Depuis 2016, on a formé plusieurs milliers de professionnels. On a commencé par le personnel pénitentiaire, puis on a élargi petit à petit aux établissements scolaires, aux agents des préfectures, des CAF…", détaille-t-elle à franceinfo. "Lors de ces formations, on traite de la géopolitique jihadiste, et on donne des clefs de compréhension sur la manière dont il faut analyser une situation qui relèverait d'une pensée radicale".
"Certains changements peuvent être confondus avec le processus adolescent. Il faut que chaque personnel en contact avec la jeunesse ait une connaissance a minima des règles religieuses", insiste Dorra Mameri, chercheuse à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et elle aussi formatrice sur la question de l'islam radical. Elle intervient principalement pour l'Aide sociale à l'enfance, qui connaît un turn-over très fort et a donc un besoin de formation constant. "Les éducateurs de l'ASE ne sont pas forcément toujours outillés pour détecter les signaux faibles et, quand ils pensent repérer quelque chose, ils ont peur de se tromper, de mal interpréter : c'est très stressant pour eux", observe-t-elle.
Aujourd'hui, Hasna Husseïn se félicite des progrès accomplis en matière de formation, mais regrette qu'elle soit encore aussi peu développée au sein de l'Education nationale. "On investit beaucoup sur la laïcité, mais pas assez sur la prévention de la radicalisation", regrette-t-elle, espérant que davantage de moyens puissent être débloqués à l'avenir.
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