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Proche-Orient : pour Pierre-Jean Luizard, Daech «s’est emparé de l’Histoire»

Depuis 2014, l’organisation Etat islamique (EI) est au cœur de l’actualité au Proche-Orient. Ce groupe se réfère souvent à l’histoire récente et à l’action des pays occidentaux pour justifier ses actions. L’analyse de Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, qui vient d’écrire un très passionnant «Le piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire» (La Découverte).
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Militants de l'organisation djihadiste Etat Islamique défilant à Raqqa (nord de la Syrie) le 30 juin 2014 après la proclamation d'un «califat» dans la région. (AFP - Al-Furdan Media )
Dans votre livre,  vous évoquez le rôle joué par l'Occident depuis un siècle au Proche-Orient. Quelle est sa part de responsabilité dans l'émergence d'EI ?
Plutôt que de «responsabilité», je parlerais plutôt du «choc» de la rencontre du monde arabe et musulman avec une Europe, puis un Occident, au faîte de la modernité. Car, finalement, qu’a été la colonisation sinon la rencontre de nations modernes avec des pays qui l’étaient moins? La modernité a souvent revêtu un aspect impérialiste, le plus moderne dominant celui qui l’est moins au nom d’idéaux émancipateurs.
 
Le Proche-Orient l’illustre bien. C’est au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mis en avant par le président américain Wilson dans ses célèbres Quatorze points (1918), que la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU, a attribué des mandats à la France et à la Grande-Bretagne sur des Etats fondés par ces deux puissances en violation des promesses faites aux Arabes d’un royaume arabe unifié et indépendant. Cependant, il ne s’agit pas ici de pointer un péché originel qui serait celui d’être des créations coloniales pour beaucoup des Etats arabes en perdition.
 
D’autres Etats créés par la colonisation ont su s’émanciper et générer un espace pour une citoyenneté partagée. Tel ne fut pas le cas des Etats arabes du Proche-Orient, notamment les Etats qui furent des créations mandataires : Irak, Syrie, Liban, (Trans-)Jordanie…
 
L’EI s’est emparé de l’Histoire pour manifester une relation de cause à effet : en mettant en scène l’effacement de la frontière Sykes-Picot (1916), il voulait s’ériger en grand justicier de l’injustice commise près d’un siècle plus tôt. Qu’en est-il? Le caractère autoritaire des régimes qui se sont succédé dans la plupart de ces pays a-t-il un rapport avec la genèse coloniale des Etats?
 
La réponse est mitigée. S’il est vrai que les puissances mandataires ont manifesté un tropisme réel envers les minorités (arabe sunnite en Irak, chrétien au Liban, druze et alaouite en Syrie), sont-elles pour autant totalement responsables de la dégénérescence confessionnelle des printemps arabes près d’un siècle plus tard? Un constat amer : l’occupation américaine de l’Irak en 2003 a abouti au même résultat que le printemps arabe de 2011 en Syrie. Cela signifie que, au-delà des régimes en place, ce sont bien les Etats qui sont en cause.
 
La filiation entre la genèse mandataire de l’Etat et la faillite actuelle de l’Etat est particulièrement claire pour ce qui est de l’Etat irakien. Conçu à l’origine par la Grande-Bretagne, en 1920, comme un Etat arabe sunnite, le premier Etat irakien s’est construit contre sa société, notamment les chiites et les Kurdes qui ont été exclus du pouvoir pendant plus de 80 ans.
 
Militaires américains à Nassiriya (sud-est de l'Irak) le 18 décembre 2011 (Reuters - Mario Tama - Pool)

En 2003, face à l’effondrement des institutions irakiennes, les Américains ont tenté de reconstruire un nouvel Etat en s’adressant aux exclus du système précédent, chiites et Kurdes. Le vice d’un tel système «à la libanaise» est que, dans le cas de l’Irak, il génère toujours un ou des exclus. Maîtres du pouvoir à Bagdad depuis toujours, les Arabes sunnites avaient accepté le premier Etat irakien à la condition d’en avoir le monopole : placés à leur tour en situation de ne plus être qu’une minorité sans pouvoir et sans ressources, il semble qu’ils refuseront le destin qui leur est promis dans le cadre des institutions actuelles.
 
C’est donc davantage une succession de logiques qui expliquent l’émergence de l’EI, beaucoup plus que des «erreurs» (l’occupation de l’Irak de 2003, la dissolution de l’armée irakienne, la non-inclusion des Arabes sunnites par le gouvernement de Nouri al-Maliki…) indépendantes d’un contexte général.
 
Sur quoi cette organisation a-t-elle fondé son succès ?
L’EI fonde d’abord son succès sur les faiblesses de ses adversaires : Etats en place, puissances occidentales prises dans leurs contradictions (un discours des droits de l’Homme et une politique communautariste). Il prospère là où les Etats sont en faillite, ce qui est le cas des deux Etats irakien et syrien.
 
En comparaison avec l’Etat irakien, l’Etat syrien a été rattrapé tardivement par le confessionnalisme. Dans tous les cas, le triomphe du confessionnalisme n’est que le résultat de celui des logiques segmentaires primaires (les ‘asabiyyas, solidarités tribales, de clan et régionales). Face à des Etats prédateurs et répressifs, incapables de susciter une citoyenneté commune, le repli sur ces solidarités a été un réflexe général des sociétés.
 
Ce n’est pas l’EI qui a provoqué l’effondrement de l’Etat irakien, mais ce dernier qui a laissé la place pour ce nouvel acteur à prétention étatique. A la différence d’al-Qaïda, l’EI a délégué le pouvoir local à des acteurs locaux. Face à des Etats de non-droit, l’EI prétendait manifester un Etat de droit. Certes, il ne s’agit pas des droits de l’Homme mais d’une vision salafiste de la charî’a. Le fait que les populations conquises par l’EI aient en majorité ressenti son arrivée comme un mieux en dit long sur la situation précédente.
 
A droite, Mohamed, 13 ans, qui se bat dans les rangs du mouvement Armée syrienne libre (soutenue par les Occidentaux), tente d'échapper à des snipers à Alep (Syrie) le 29 octobre 2013. Il a rejoint les rangs de ce mouvement après la mort de son père au cours de combats avec l'armée du régime. (Reuters - Molhem Barakat)

EI pratique la politique du pire vis-à-vis de l'Occident par des actes odieux? Pourquoi ? Et pourquoi les pays occidentaux ne parviennent-ils apparemment pas à faire une analyse dépassionnée de ce groupe? L'émotionnel l'emporte-t-il sur la réflexion?
La politique du pire menée par l’EI vise à entraîner le maximum d’acteurs dans un conflit où l’EI tente de s’émanciper de sa base confessionnelle et communautaire étroite (notamment en Irak, où le pays chiite et le Kurdistan lui sont fermés). Il s’agit d’apparaître comme l’avant-garde des combattants du «vrai islam» et de fédérer ainsi sous son drapeau les autres groupes djihadistes-salafistes.
 
Pour cela, l’ennemi rêvé est représenté par les démocraties occidentales assimilées à la «mécréance». Il s’agit donc pour l’EI d’entraîner les démocraties occidentales dans sa guerre et cela dans l’urgence, sous le coup de l’émotion et de la pression des opinions publiques, avant même que ces démocraties aient pu imaginer une solution politique qui permette à l’engagement militaire d’aboutir à un résultat. C’est le piège dans lequel sont tombés les pays de la coalition anti-Daech.
 
Les pays occidentaux sont confrontés aux contradictions qui ont été les leurs depuis plus d’un siècle : celles, récurrentes, entre les discours émancipateurs et la réalité de leurs politiques. L’idéal républicain français est particulièrement questionné par ces contradictions. Celles-ci renvoient à la politique coloniale de la France envers l’islam qui, il faut le rappeler, fut, notamment en Algérie, en grande partie le fait des élites républicaines françaises. L’islam est ainsi devenu la religion du colonisé, assigné à ce statut par des élites qui, en France, prônaient la séparation des Eglises et de l’Etat. Le monde arabe est devenu le miroir de ces contradictions, ce qui explique la difficulté à voir les causes réelles des conflits.
 
Les dirigeants d'EI multiplient les actions symboliques qui se réfèrent à l'Histoire (exemple: création d'une province de l'Euphrate à cheval sur la Syrie et l'Irak), remettant en cause un ordre institué il y a un siècle au moment de l'effondrement de l'Empire ottoman? Qui sont-ils et quelle est leur culture historique?
L’EI instrumentalise l’Histoire à son profit justement d’autant plus qu’il connaît nos contradictions. Il a la prétention d’être l’acteur qui va effacer les injustices du XXe siècle, toutes attribuées à la duplicité des pays occidentaux au Proche-Orient et bien au-delà. La culture historique des dirigeants de l’EI ne s’embarrasse pas des réalités : la frontière Sykes-Picot, «effacée» symboliquement par l’EI, ne séparait nullement Alep de Mossoul. Les frontières entre Syrie et Irak ont été fixées à la fin des années 1920.
 
Comment voyez-vous l'avenir de Daech? Et celui du Proche-Orient?
L’EI a un boulevard devant lui si l’on considère la succession d’Etats en faillite (Irak, Syrie, Libye, Yémen, Somalie…). Même s’il est vaincu militairement, il renaîtra ailleurs et sous une autre forme tant que ses adversaires ne prendront pas en compte les causes de son succès. Il est difficile de prévenir l’avenir, mais le Proche-Orient vit l’agonie d’un certain nombre d’Etats qu’il serait suicidaire de vouloir maintenir en vie à tout prix. C’est un défi majeur pour nos diplomaties qui, logiquement, reconnaissent les Etats et les frontières actuelles. Mais on ne reviendra pas en arrière. 

  (DR)

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