"Des mosquées transformées en dortoirs, une population exténuée par la guerre" : le reporter de franceinfo raconte Idlib
Le récit d'Aurélien Colly, envoyé spécial de franceinfo qui a pu entrer dans la province d'Idlib, dernier bastion rebelle, où 900 000 civils ont été déplacées depuis décembre, sous la pression d’une offensive du régime syrien.
"Entrer dans Idlib, c’est jouer le jeu d’une administration civile dominée par les islamistes. C’est trouver une ONG locale, qui va servir de guide dans cet espace géographique démembré et cette société en lambeaux. S’enfoncer dans Idlib, c’est avaler des kilomètres d’une route anarchique, croiser des enfants, pieds nus, en guenille, le visage et les mains sales, mais quand même souriants. Arriver à Idlib, c’est découvrir des mosquées ou les coursives d’un stade transformées en dortoirs. C’est écouter les récits d’une population d’exilés, exténués par la guerre et la précarité." Envoyé spécial de franceinfo à la frontière turco-syrienne, Aurélien Colly est le premier journaliste radio français à entrer dans la province d'Idlib, où 900 000 personnes ont été déplacées depuis décembre, sous la pression d’une offensive du régime syrien. Il témoigne de la situation sur place.
Franceinfo : des centaines de milliers d'habitants de la région syrienne
d'Idlib ont fui l'offensive menée depuis la fin de l'année dernière par les forces gouvernementales syriennes avec l'appui de la Russie. Dans quelles conditions vivent ces civils aujourd'hui ?
Aurélien Colly : L'ONU parlait de la plus grande catastrophe humanitaire depuis le début de la guerre civile en Syrie. La formulation n’est pas excessive. Que ce soit juste derrière la frontière avec la Turquie, sur la route qui mène jusqu’à la ville d’Idlib ou dans la ville même d’Idlib, on croise partout des réfugiés qui se sont installés là où ils pouvaient.
Dans cette province autrefois agricole, vous découvrez des camps improvisés à perte de vue, avec des tentes et des abris faits de tout ce que les réfugiés ont pu trouver. Il y a quelques tentes fournies par des ONG, mais l’écrasante majorité a dû faire avec ce qu’ils trouvaient sur place, où ce qu’ils ont pu emmener dans leur fuite. Des familles ont utilisé des sacs de nylon, qui servent en principe pour la farine, les ont découpés, puis recousus entre eux pour faire des toiles. D'autres ont utilisé des bâches en plastique, rapiécées avec les moyens du bord. Vous en avez aussi qui sont installés sous des remorques de tracteurs retournées.
Ces abris sont dérisoires par rapport aux conditions météos de la saison. Quand la pluie n’entre pas par le toit, elle entre par le sol, saturé d’eau, qui transforme aussi les chemins et les alentours en champ de boue. Quant au froid, s’il y a souvent des poêles, il n’y a rien pour les alimenter et se chauffer décemment. L’essence, le bois sont rares et chers pour des réfugiés complètement démunis, qui ont tout laissé derrière eux et qui n’ont aucune ressource. Certains m’ont expliqué que lorsque les températures descendent au-dessous de zéro, ils brûlaient la nuit tout ce qu’ils trouvaient : des déchets, des habits, du plastique.
Quelle est la situation sanitaire sur place ?
Des familles entières s’entassent dans ces abris de fortune et dorment dans les mêmes habits qu’elles portent depuis parfois des semaines pour résister au froid, à l’humidité, recroquevillées les unes contre les autres, sous des couvertures. Ces réfugiés manquent aussi de nourriture. Beaucoup m’ont dit qu’ils ne mangeaient pas parfois pendant un ou deux jours d’affilée, avant de recevoir de la farine, des pommes de terre fournies par des ONG qui n’ont pas les moyens de venir en aide à toute cette population d’exilés.
Une pauvreté, une précarité, une misère bouleversante. La saleté aussi, car il n’y a pas d’eau courante. Vous croisez des gamins dans un état de dénuement absolu. Les conditions d’hygiène sont déplorables, une misère humaine difficile à encaisser, particulièrement dans les zones rurales de la province d’Idlib. Quand vous arrivez dans la ville même d’Idlib, les réfugiés qui sont remontés du sud de la province s’entassent dans les mosquées, dans les coursives du stade municipal. Les conditions de vie sont un peu moins rudes, mais la précarité et la détresse reste la même.
Un cessez-le-feu a été négocié par la Russie, parrain du régime, et la Turquie qui soutient une partie des rebelles. Il est entré en vigueur vendredi 6 mars. A-t-il changé quelque chose ?
Tous les Syriens auxquels j’ai parlé, qu’il s’agisse de ces familles réfugiées, des volontaires d’ONG syriennes qui continuent d’opérer, tous m’ont dit la même chose : des cessez-le-feu, il y en a eu, ils n’ont jamais duré très longtemps. Il y avait d’ailleurs eu un cessez le feu pour empêcher un drame humanitaire dans la province en 2018, il n’a pas empêché le régime de repartir à l’offensive en décembre, de reconquérir toute la partie sud d’Idlib, avec une stratégie de terreur que m’ont confirmée ces déplacés.
Les écoles, les hôpitaux, les infrastructures, et jusqu’aux boulangeries ou aux ambulances… Le régime a visé tout ce qu’il pouvait pour terroriser les populations et les faire fuir vers le nord de la province. Dimanche, on sentait néanmoins les effets du cessez-le feu. Dans la ville d’Idlib, ces familles qui étaient terrées ces dernières semaines dans des caves, des abris creusés dans le sol ou qui étaient dans les sous-sols de certains bâtiments, comme le stade d’Idlib, recommençaient à sortir dans les rues. Quelques magasins rouvraient aussi. La question maintenant c’est de savoir si de l’aide humanitaire va arriver, par la Turquie. Une aide qui doit être massive pour répondre aux besoins de centaines de milliers de personnes totalement démunies.
Ces dernières semaines, le régime syrien a visé des infrastructures civiles. Il y a eu 500 morts et des centaines de blessés. Quelle est la situation dans les hôpitaux encore debout dans cette province ?
J’en ai visité un, proche de la frontière turque. Vous croisez là-bas des enfants, des adultes, des personnes âgées, victimes de ces bombardements. J’ai croisé une adolescente, qui avait reçu des éclats d’obus dans les jambes et le thorax, et une petite fille de 10 ans, qui a perdu une oreille et un bras dans le bombardement de sa maison. Les médecins sont en sous-effectifs, les moyens dont ils disposent sont totalement insuffisants, mais malgré tout, ils sauvent des vies, tentent de soigner. Avec des choix terribles à faire souvent, devant l’afflux de blessés. Laisser mourir les plus gravement touchés, pour se concentrer sur ceux qui peuvent être sauvés.
Ces hôpitaux ne peuvent pas garder les malades en convalescence. Dès qu’ils sont à peu près rétablis, ils doivent libérer de la place, repartir dans les tentes, les abris de fortune, avec des risques de complications, d’infections en raison des conditions d’hygiène. Et ça, ce sont pour les blessures physiques, mais il y a les traumatismes psychologiques. Je n’ai pas croisé un seul réfugié qui n’ait pas perdu un proche, parfois des enfants qui ont perdu toute leur famille. Un médecin me disait que ces traumatismes seraient irréparables, qu'il était inquiet, très inquiet de leurs conséquences sur la santé mentale de ces civils.
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