Chute de Bachar al-Assad : préserver des preuves des innombrables crimes du régime syrien, un défi pour les enquêteurs
Une mine d'or à ciel ouvert. Dans sa fuite vers Moscou, début décembre, Bachar al-Assad a laissé derrière lui une avalanche de preuves d'exécutions, incarcérations et autres crimes contre l'humanité. La libération de lieux comme la prison de Saydnaya, près de Damas, a renvoyé au monde entier l'horreur vécue par les victimes de la dictature. Quant aux preuves retrouvées dans les bâtiments officiels, "les montagnes de documents révèlent l'efficacité effrayante de la systématisation des atrocités commises par le régime", a témoigné Robert Petit, chef des enquêteurs des Nations unies (ONU) sur la Syrie, après sa visite sur place en décembre.
Ces éléments sont précieux pour les enquêtes sur les responsables des exactions, qui ont fait plus de 500 000 morts et déplacé la moitié de la population syrienne depuis 2011, rappelait le Quai d'Orsay en mars. Mais leur préservation est aussi un véritable défi. Des chargés de recherches, envoyés par des ONG étrangères en Syrie, courant décembre, "ont constaté que les documents officiels étaient souvent laissés sans protection, et qu’une grande partie d’entre eux avaient été pillés ou détruits", rapporte Amnesty International.
Des preuves abîmées ou détruites par des familles en détresse
Lors de la chute du régime, l'euphorie et l'esprit de vengeance ont poussé certains rebelles à saccager des lieux emblématiques du pouvoir, comme le palais présidentiel. Certaines archives ont également été détruites par des pro-Assad avant leur désertion. C'est le cas à Soueïda, dans le sud du pays, où des salles entières de la direction du renseignement ont été réduites en cendres, selon l'agence de presse turque Anadolu. "Mais comme la chute du régime a été soudaine, on estime que le nombre de documents détruits est assez faible", tempère Chloé Pasmantier, avocate à la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH).
Les familles de disparus ont également pu, sans le vouloir, dégrader les documents empilés sur les étagères des lieux de détention. A Saydnaya, qualifié d'"abattoir humain" par Amnesty International, "des milliers de personnes à la recherche de leurs proches ont endommagé les archives", raconte Riyad Avlar, cofondateur de l'Association des détenus et des disparus de la prison de Saydnaya (ADMSP) et lui-même ancien prisonnier.
Même chose pour les fosses communes, prises d'assaut par la population une fois découvertes, dans l'espoir de retrouver un visage familier. Le militant turc comprend l'urgence et la détresse de tous ces Syriens et Syriennes, car sa famille n'a pas eu de nouvelles de lui pendant toute la durée de son incarcération, soit vingt-et-un ans. "Mais il faut des experts pour ouvrir ces caveaux. Tout le monde n'est pas compétent pour le faire sans abîmer les corps et compromettre leur identification", estime-t-il auprès de franceinfo.
"Il faut sécuriser les preuves pour diligenter des procédures judiciaires, identifier les responsables, apporter des réponses aux familles..."
Chloé Pasmantier, avocate à la FIDHà franceinfo
De nombreux crimes ont déjà été documentés ces dernières années, notamment grâce à "César", un officier anonyme qui a photographié les corps mutilés de milliers de personnes exécutées dans les prisons syriennes. Des preuves qui ont notamment permis à la justice française d'émettre des mandats d'arrêt contre Bachar al-Assad et trois hauts responsables du régime. "Mais selon les estimations, il y a plus d'une centaine de milliers de disparus. Toutes les nouvelles preuves, une fois exploitées, pourront potentiellement permettre de déterminer ce qui leur est arrivé", soutient Chloé Pasmantier.
"Il y a tellement de priorités..."
Le Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII), chargé par l'ONU depuis 2016 d'enquêter sur les crimes de guerre en Syrie, a publié un guide à l'attention des nouvelles autorités du pays pour traiter au mieux ces documents. "Il y a une petite fenêtre d’opportunité pour sécuriser ces sites et le matériel qu’ils contiennent", a assuré Robert Petit, le chef du dispositif. "Chaque jour où nous ne le faisons pas, nous risquons de perdre la possibilité de rendre des comptes de manière exhaustive." Et dans le cadre de procédures judiciaires, "plus les preuves sont recueillies de manière précautionneuse, plus leur valeur probante sera importante", appuie Chloé Pasmantier.
De nombreuses ONG ont également appelé le gouvernement de transition, tenu par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS), à protéger les lieux du public. "Les responsables se sont engagés à renforcer la sécurité autour des principaux sites", a affirmé Amnesty International. Mais la Syrie, ravagée par treize années de guerre civile, est confrontée à d'autres défis colossaux. "Il y a tellement de priorités, comme sécuriser les rues, gérer la situation entre les différents groupes armés... Il n'est pas toujours possible de consacrer du personnel à la protection de ces lieux", explique Nerma Jelacic, de la Commission pour la justice internationale et la responsabilité (Cija), une ONG qui récolte les preuves depuis 2011.
S'inspirer d'autres pays
La préservation des archives "nécessitera beaucoup de coordination entre tous les acteurs", a d'ailleurs jugé Robert Petit, auprès de l'AFP, fin décembre. Le chef du MIII espère une collaboration avec les nouvelles autorités. Après un premier déplacement à Damas, "nous [leur] avons officiellement demandé (...) de pouvoir revenir et commencer le travail", a-t-il assuré. L'exploitation des archives pourrait aussi réclamer de nombreux bras.
"Ce n'est pas parce que vous trouvez trois salles pleines d'archives dans une prison que vous pouvez dire ce qu'il s'est passé."
Nerma Jelacic, de la Commission pour la justice internationale et la responsabilitéà franceinfo
"Des millions et des millions de pages sont désormais disponibles. Il y a besoin de technologies pour les numériser et les analyser plus rapidement", avance Nerma Jelacic à franceinfo. Des outils que Riyad Avlar juge lui aussi utiles : "Des drones permettraient de trouver plus facilement les fosses communes, comme en Colombie", où plus de 200 000 personnes ont été victimes d'une disparition forcée depuis les années 1980, selon Amnesty International. "Nous devons nous inspirer des leçons tirées par d'autres pays", ajoute l'ancien prisonnier.
La lumière sera-t-elle, un jour, levée sur toutes les atrocités du régime ? Des fosses communes sont découvertes presque chaque jour dans le pays, "et on va certainement en trouver davantage", pense Riyad Avlar. Peut-être encore pendant des années, selon Nerma Jelacic : "Je viens de Bosnie, et malgré l'efficacité des enquêtes après la guerre en ex-Yougoslavie [dans les années 1990], on trouve encore des charniers aujourd'hui". Mais la spécialiste le rappelle : "Cela ne fait qu'un mois que le clan Assad, au pouvoir depuis plus de cinquante ans, est tombé. Ce n'est rien par rapport au temps nécessaire pour apporter une quelconque forme de justice à la population."
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