Marée noire en mer Noire : comment des milliers de bénévoles se débrouillent face aux manquements de l'administration russe

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Des bénévoles pendant une opération de nettoyage du littoral à Anapa (Russie), le 5 janvier 2025. (SEMENOVA MARIA/SIPA / SIPA)
Cela fait plus de trois semaines que des milliers de volontaires tentent de nettoyer les plages souillées par l'échouage de deux pétroliers pendant une tempête, entre la Crimée annexée et la Russie. Il a fallu une dizaine de jours pour que l'état d'urgence soit déclaré.

Vladimir Poutine évoque désormais le "grand défi écologique de ces dernières années", alors que la marée noire survenue dans le détroit de Kertch, entre la Crimée annexée et la Russie, continue de s'étendre en mer Noire. Des boulettes de fuel sont apparues mi-décembre sur l'île de Touzla, bande de terre traversée par un pont entre la péninsule et le continent. L'état d'urgence a d'ailleurs été décrété en Crimée, où les premières traces de pollution ont été observées à Sébastopol, dans le sud. Le dirigeant russe a tancé son administration, jeudi 9 janvier, jugeant que les efforts fournis jusqu'ici n'étaient "clairement pas suffisants" pour prévenir la pollution des côtes.

Avec ses critiques, Vladimir Poutine vise notamment le ministre des Situations d'urgence, Aleksandr Kourenkov, auprès duquel il a nommé Denis Popov, ancien procureur de Moscou, comme vice-ministre. Le dirigeant russe a également ordonné la formation d'un quartier général opérationnel sur le site de la catastrophe et un plan d'action pour renflouer les deux tankers écorchés, le Volgoneft-212 et le Volgoneft-239, qui se sont échoués lors d'une tempête, le 15 décembre.

La région de Krasnodar a été la première touchée, et des milliers de bénévoles se pressent depuis sur le littoral pour tenter de nettoyer les galettes de fuel qui s'enfoncent dans le sable. Le gouverneur de Crimée annexée, Sergueï Aksionov, s'attend désormais à une "aggravation de la situation" sur son territoire, en raison d'un risque de nouvelles fuites des réservoirs des cargos.

"J'espère que le problème de ces fuites potentielles sera résolu, car les parties immergées peuvent entraîner une pollution supplémentaire", réagit Iouri Ozarovskiy, un blogueur d'Anapa venu prêter main-forte depuis deux semaines. La côte a été débarrassée de la plus grande partie du mazout, assure à franceinfo le jeune homme, mais "nous passons désormais notre temps à tamiser le sable. C'est un travail fastidieux". A l'occasion, il tente aussi d'éloigner "les gros engins, pour qu'ils arrêtent de voler le sable qui est encore propre".

L'état d'urgence déclaré tardivement

La présence de quartzites – une roche très dure principalement formée de quartz – issus du fleuve Kouban fait la renommée de ce littoral aux couleurs dorées. Plus de 139 000 tonnes ont déjà été déplacées sur la zone de stockage prévue à cet effet, selon les chiffres gouvernementaux, mais personne ne sait quand et comment ce sable rare sera remplacé.

Les premiers jours, le fuel était liquide et s'échappait même des sacs de sable qui étaient collectés. Les vapeurs étaient fortement toxiques. "C'était très dangereux pour la santé, il y a eu des cas de brûlures respiratoires", explique Iouri Ozarovskiy. Au fil du temps, les phénols volatils se sont évaporés et le carburant est devenu plus consistant, ce qui a facilité la collecte. Cela fait déjà plus de trois semaines que les volontaires, parfois venus de loin, sont sur le pont. "Les autorités ont fait venir une quantité énorme de matériel", reconnaît le blogueur local – 8 000 personnes et 800 équipements divers ont été déployés, selon le ministère.

Des volontaires passent le sable au tamis dans le secteur d'Anapa (Russie), le 10 janvier 2025. Du fuel fraîchement échoué s'échappe des sacs de sable collectés par des bénévoles vers Blagoveshchenskaya, près d'Anapa (Russie). (IOURI OZAROVSKIY)

"Il est dommage que la gravité de la situation n'ait pas été immédiatement perçue", ajoute toutefois Iouri Ozarovskiy. Trois jours après la tempête, les autorités régionales avaient été largement critiquées pour avoir diffusé des images d'une poignée d'employés à l'œuvre sur une plage propre, alors que des galettes de fuel recouvraient déjà un secteur tout proche.

Le 20 décembre, des volontaires anonymes avaient même lancé un appel à Vladimir Poutine, relayé par le média Viorstka, pour réclamer l'introduction d'un régime d'urgence régionale, en soulignant que les 267 employés affectés à la tâche n'étaient pas assez nombreux. Ces bénévoles réclamaient la mise en place de barrages flottants, un plan de bataille pour le nettoyage et le stockage du sable souillé ainsi que la participation de grandes entreprises. L'état d'urgence régional n'avait été décrété que cinq jours plus tard, avant un état d'urgence fédéral qui avait permis de débloquer des fonds supplémentaires.

Vladimir Poutine a imputé les lenteurs initiales à son administration, leur demandant désormais d'adopter le "même niveau de responsabilité" que les volontaires. Ces derniers, malgré tout, observent des progrès logistiques constants sur le terrain, depuis l'introduction de l'état d'urgence. "Les autorités réagissent plutôt bien", jugeait l'écologue Georgy Kavasonyan, interrogé par Novaïa Gazeta Europe.

Un "QG des oiseaux" contaminés improvisé

A Vityazevo, des bénévoles s'occupent sans relâche des oiseaux mazoutés récupérés dans tout le secteur, le plus touché du littoral. Un "quartier général des oiseaux" a été mis en place dès les premiers jours par des bénévoles, pour prodiguer les premiers soins aux volatiles avant de les orienter vers des centres spécialisés, à Krasnodar et Stavropol. "Il a fallu nettoyer chaque millimètre de leurs becs avec des cotons-tiges pour éviter une nouvelle intoxication, explique à franceinfo la volontaire Goar Avanesova. Au total, 1 154 oiseaux ont été secourus par les volontaires, qui se relayaient 24h/24 et 7j/7."

Les oiseaux continuent d'affluer au centre, mais "les dix premiers jours se sont avérés les plus difficiles", poursuit la jeune femme. Les volontaires ont dû tout organiser eux-mêmes. "Nous avons réussi à monter une équipe de bénévoles sans avoir de structure, de base matérielle ou de sponsors préexistants." Le "QG des oiseaux" a ouvert une branche pour recevoir l'aide humanitaire, notamment des masques, des bottes et des combinaisons. "Nous avons collecté et distribué des équipements de protection, nous avons organisé l'hébergement et la restauration des volontaires et nous avons géré l'utilisation des sacs à sable", liste Giar Avanesova.

La faune locale a été très touchée par la marée noire provoquée par l'échouage de deux pétroliers dans le détroit de Kertch. (CENTRE DELFA / GOAR AVANESOVA)

Le canal Telegram de bénévoles "Marée noire en mer Noire", qui est passé d'un millier à 100 000 abonnés, a permis d'attirer l'attention du public et des médias. Certains habitants y expriment désormais leur colère. "Pourquoi ne fait-on pas appel à la société Slavneft'-Megionneftegaz, qui a déjà participé à ce type d'opérations ?", dénonce l'un d'eux, quand une volontaire estime que "l'Etat fonctionne très mal depuis les premiers jours de la tragédie". D'autres réclament des barrages flottants à l'entrée de la réserve naturelle de Taman, dont l'importance écologique est encore renforcée depuis l'afflux d'oiseaux ayant fui la marée noire. D'autres encore saluent la réponse collective des autorités et du public.

Leur patience sera mise à rude épreuve. Vendredi, les experts ont encore découvert une nappe de fuel de 2 800 m² en examinant la poupe du Volgoneft-239, a annoncé le ministère des Transports, en précisant avoir traité la fuite avec un barrage flottant et des absorbants. Reste à savoir si de nouvelles galettes vont revenir sur des plages déjà nettoyées. Les milliers de bénévoles, usés par trois semaines d'efforts, ne savent plus à quel saint se vouer devant l'immensité de la tâche. Des prêtres du diocèse de Novorossiik se sont d'ailleurs rendus sur les plages, mardi, pour prier en leur faveur.

Le gouverneur de Krasnodar, Veniamin Kondratiev, assure que la saison estivale ne sera pas affectée par la catastrophe, afin de ne pas effaroucher de futurs touristes. Mais sa promesse est à peine audible, alors que des femmes et des hommes vêtus de combinaison continuent de tamiser les plages de la région.

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