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Vie privée sur Internet : Russie et Europe, même approche mais buts différents
La démarche russe, en matière de données personnelles et de droit à l'oubli, présente des similitudes avec celle de l'Europe. Mais la première laisse plus sceptique au regard des atteintes aux droits de l'Homme qui sont monnaie courante en Russie.
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Twitter sera désormais obligé de stocker les données personnelles de ses utilisateurs russes sur le territoire national. «Depuis le 1er septembre, la loi oblige les réseaux sociaux, les services de messagerie et les moteurs de recherche, russes comme étrangers, à stocker les données personnelles de leurs utilisateurs de nationalité russe sur un serveur en Russie, dont l'emplacement devra être transmis aux autorités russes». Autrement, l'agence Roskomnadzor, régulateur russe des télécommunications, pourrait interrompre leurs services.
Le site de microblogging bénéficiait jusqu’ici d’un régime d’exception. «Il y a quelques mois, Twitter a changé ses conditions d'utilisation (...) et collecte désormais, selon nous, des données personnelles», a expliqué le directeur de Roskomnadzor Alexandre Jarov, cité dans les médias russes. Ce dernier a fait savoir que des courriers, restés sans réponse, avaient été adressés à Twitter et Facebook «pour savoir s'ils comptent stocker les données personnelles de leurs utilisateurs sur le territoire russe». Les géants du Net n’apprécient pas ce nouveau cadre légal mais certains, comme Google, s’y sont déjà pliés. Apple a également pris des engagements dans ce sens.
Une philosophie commune
La philosophie russe en matière de données personnelles semble rejoindre celle des Européens. La Cour de justice européenne (CJUE), en donnant raison le 6 octobre 2015 au juriste autrichien Max Schrems, a remis en cause le «Safe Harbor (Sphère de sécurité)». Et par conséquent le transfert systématique des données personnelles des utilisateurs européens des réseaux sociaux et des moteurs de recherche américains vers les Etats-Unis. Le Safe Harbor est un dispositif qui encadre cette démarche. Max Schrems s'opposait notamment au transfert de ses données par Facebook depuis les révélations d'Edward Snowden sur les écoutes de la NSA (agence nationale de sécurité américaine).
La Commission européenne a officiellement demandé aux Etats-Unis le 6 novembre 2015 de faire des propositions pour remanier le Safe Harbor, rapporte Le Monde. «En attendant la signature d’un éventuel Safe Harbor 2, la commission recommande aux entreprises d’utiliser d’autres instruments juridiques, plus complexes et plus contraignants», poursuit le quotidien français. La démarche serait lourde pour les petites entreprises mais reste tout à fait à la portée de géants comme Facebook. Comparée aux Européens, la méthode russe paraît beaucoup plus radicale.
Force de loi
En matière de droit à l’oubli, les Russes ont une longueur d’avance sur les Européens même s’ils font figure de suiveurs. A compter du 1er janvier 2016, les moteurs de recherche seront obligés de s’exécuter si les internautes réclament la suppression de toute information «non pertinente ou inexacte». Au grand dam des opérateurs russes. «Les députés ont ouvertement basé leur texte sur la pratique européenne, alors même qu'il n'y a pas de législation sur la question», explique Géopolis. Les députés russes se sont inspirés d’un texte européen entré en vigueur en mai 2014.
Et les juges veillent au grain. En septembre 2015, le tribunal de la ville de Moscou a condamné Google pour «violation de la confidentialité d'une correspondance». L'utilisateur d'une boîte Gmail s'est rendu compte qu'il recevait des publicités ciblées et a porté plainte.
Suspicions justifiées
Si Européens et Russes semblent partager la même philosophie en ce qui concerne le droit à la vie privée sur Internet, les multiples atteintes aux libertés individuelles en Russie laissent les organisations de droits de l’Homme sceptiques quant au bien-fondé de ces mesures. «Les objectifs de la loi (sur la localisation des données en territoire russe) ne seraient pas préjudiciables aux individus si le législateur n’avait pas attribué de larges compétences au Roskomnadzor qui privent le détenteur de services Internet de garanties procédurales suffisantes (...). Les justiciables russes craignent des dérives vers une censure "extrajudiciaire"», analyse la juriste Mélanie Huillier.
Les acteurs du numérique en Russie font déjà l'objet de pressions multiples. En avril 2014, un texte soumettait les blogs et les pages des réseaux sociaux qui ont plus de 3.000 visites quotidiennes à des obligations similaires à celles des médias.
A la même période, harcélé par les autorités, le fondateur de Vkonktate (équivalent russe de Facebook) Pavel Dourov démissionnait de son poste et quittait son pays. «Il avait refusé, en décembre (2013), de transmettre les données personnelles du groupe Euromaïdan au service de sécurité russe (le FSB)», explique RFI. Le groupe est à l'origine, sur la Toile, du mouvement de contestation pro-européen en Ukraine qui a conduit à la chute du président Viktor Ianoukovitch.
«Dans un pays comme la Russie où les blogueurs doivent être enregistrés auprès des autorités, les réseaux sociaux américains, notamment Facebook et Twitter, sont aussi, et surtout, les vecteurs de l’opposition au régime de Vladimir Poutine», analyse Françoise Laugée, ingénieur à l'Institut de recherche et d’études sur la communication.
Plus que la préservation des droits de ses citoyens, l'arsenal juridique russe vise surtout à garantir la «souveraineté numérique» du pays.
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