Usine à trolls, soutien à l'extrême droite, fake news sur l'Ukraine : la stratégie d'une agence russe pour influencer les élections européennes et américaines

Plusieurs médias européens ont eu accès à des documents internes à l'officine russe Social Design Agency (SDA). Ceux-ci éclairent le fonctionnement de cette "ferme à trolls", liée au Kremlin, dont le travail consiste notamment à saper le soutien à l'Ukraine en pleine guerre contre la Russie.
Article rédigé par Linh-Lan Dao
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10min
Capture d'écran d'une vidéo de la Social Design Agency, agence de propagande russe dirigée par le consultant en politique Ilya Gambachidze, ci-dessus. (VSQUARE / FRONTSTORY.PL)

Son surnom : "l'Armée numérique russe". Depuis au moins 2022 et le début de la guerre en Ukraine, l'agence russe Social Design Agency (SDA) a diffusé de fausses informations sur les réseaux sociaux (Facebook, X, Telegram, Instagram...), avec l'appui de Moscou. A grand renfort de commentaires, de détournements et de caricatures poussant des narratifs anti-ukrainiens ou prorusses, l'objectif de ces publications a été d'interférer dans les élections européennes de juin, et désormais dans la présidentielle américaine de novembre.

C'est ce qu'a révélé, lundi 16 septembre, une enquête du quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, des chaînes d'outre-Rhin NDR et WDR et du site d'information estonien Delfi 25, exploitant une fuite de milliers de documents internes à cette agence, provenant d'une source anonyme. Franceinfo fait le point sur les objectifs et le fonctionnement de cet organe de propagande russe.

Une agence dans le viseur de l'Europe et des Etats-Unis

Créée en 2001, selon son site web, la Social Design Agency avait déjà été identifiée par le groupe Meta en 2022 comme ayant participé à la campagne d'influence numérique RRN ("Recent Reliable News")/Doppelgänger, dans laquelle de fausses informations avaient été diffusées en usurpant l'identité visuelle de grands médias européens. Avec une autre entreprise russe, Struktura, la SDA avait déboursé 105 000 dollars en achat de publicité ciblée pour pousser ces contenus sur le réseau.

Leur fondateur, Ilya Gambachidze, a fait l'objet de sanctions européennes en 2023 et a vu ses avoirs gelés par le département du Trésor américain en mars dernier. Selon la Direction générale du Trésor français, l'agence "apporte [par son activité] un soutien matériel à des actions qui compromettent et menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine".

Une "usine à trolls" en lien étroit avec le Kremlin

Cette agence travaille-t-elle pour le Kremlin ? Plusieurs éléments le suggèrent. Selon un affidavit du ministère américain de la Justice et du FBI (lien PDF), une déclaration sous serment citée par l'ONG d'investigation d'Europe centrale VSquare, la Social Design Agency était contrôlée par le pouvoir russe et était en lien en particulier avec Sergueï Kirienko, directeur adjoint de l'administration présidentielle russe."Entre avril 2022 et avril 2023, [Ilya] Gambachidze a pris des notes en lien avec au moins vingt réunions de l'administration présidentielle russe", précise encore le document de la justice américaine. Sofia Zakharova, une porte-parole de l'administration, assistait également à ces réunions.

Très discret, Ilya Gambachidze est d'ailleurs désigné par l'Union européenne comme un ancien "conseiller auprès de Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma", le Parlement russe. Le consultant en politique apparaît toutefois sur une vidéo promotionnelle, diffusée en interne, avec une veste en treillis floquée d'un badge des "Troupes idéologiques de Russie".

Cet agent "apparaît vraiment comme un élément très central du nouveau dispositif de Moscou pour diffuser la désinformation russe dans le monde", estime auprès de France 24 Andrew Wilson, spécialiste de la Russie à l'University College de Londres. Ilya Gambachidze et la SDA sont "progressivement en train de remplacer Evguéni Prigojine [ex-patron du groupe de mercenaires Wagner, tué en 2023] et son usine à trolls", analyse de son côté Anton Shekhovtsov, politologue ukrainien et directeur du Centre pour l'intégrité démocratique, interrogé par France 24.

Une entreprise (presque) comme les autres

La Social Design Agency a tout d'une entreprise, avec des employés, des outils, des objectifs chiffrés et des évaluations. Elle fait travailler, selon VSquare, des "idéologues", huit "commentateurs et un opérateur de ferme de bots". L'idée est de produire des narratifs sapant le soutien à l'Ukraine dans les pays occidentaux, et de les diffuser massivement, sous forme de photos, de vidéos, de dessins animés, d'images détournées et de caricatures, de fils de discussion sur les réseaux sociaux, et parfois de faux graffitis. Un quota pour un projet ciblant l'Allemagne et la France fixait par exemple un objectif chiffré précis de 60 dessins animés, 180 mèmes et 400 commentaires d'articles.

Selon un rapport interne, la SDA assure avoir produit pendant les quatre premiers mois de 2024 "33,9 millions de commentaires", ainsi que 39 899 "unités de contenu" sur les réseaux sociaux, dont 4 641 vidéos, 2 516 mèmes et graphiques. Certaines caricatures étaient même fabriquées par des dessinateurs employés par la SDA, d'après Vsquare. Les grandes lignes des narratifs à propager sont clairement communiquées : "Les libéraux et les mondialistes répandent la peur et veulent nous faire paniquer" ou encore "ils cherchent à exploiter les contradictions autour des valeurs familiales, des droits LGBT et de l'incertitude économique causée par la guerre dans l'énergie et l'agriculture".

L'objectif d'aider l'extrême droite aux européennes

Soucieuse de renforcer les partis d'extrême droite en vue des élections européennes de juin dernier, la SDA s'est particulièrement concentrée sur l'Allemagne, en soutenant le parti Alternative pour l'Allemagne (AfD). "L'issue de ces campagnes déterminera en grande partie la future politique de sanctions de l'Occident envers la Russie et son soutien à l'Ukraine", anticipait l'agence dans l'un de ses documents. Un des objectifs de réussite affichés dans un document interne datant de fin 2022 était l'obtention par l'AfD de 20% dans un sondage publié par un institut considéré comme fiable. Finalement, c'est la droite qui l'a emporté très largement à l'échelle du pays, devançant l'extrême droite (15,9%) et les sociaux-démocrates au pouvoir. Côté français, le Rassemblement national est arrivé en tête avec 31,4% des suffrages.

L'agence a ainsi constaté dans une note "un sérieux succès de la campagne sur les réseaux sociaux", après la progression des députés d'extrême droite au Parlement européen. Avec quelques nuances toutefois, relève la SDA : Marine Le Pen a applaudi le président ukrainien Volodymyr Zelensky lors de sa visite à Paris, et la Première ministre italienne Giorgia Meloni soutient l'Ukraine.

L'intention d'affaiblir le soutien à l'Ukraine

L'Europe n'est pas la seule à être ciblée. Dans un communiqué du Trésor américain de mars annonçant la sanction de l'agence de propagande, Washington a accusé Moscou d'orchestrer des "campagnes d'influence néfaste" visant notamment la présidentielle américaine. Un des scripts de commentaire utilisé par l'agence est éloquent : "Ecrivez un commentaire de 400 caractères d'une Américaine de 38 ans, qui estime que l'aide militaire à l'Ukraine et à Israël devrait être réduite. Zelensky gaspille l'argent des contribuables !" En effet, les Etats-Unis sont le premier soutien militaire de Kiev et ont déjà engagé plus 51 milliards d'euros en armes, munitions et autres aides depuis le début du conflit.

En France comme outre-Atlantique, Moscou peut compter sur bon nombre d'influenceurs prorusses pour relayer cette propagande. "Notre nouvelle équipe a inventé une histoire d'enlèvements d'enfants. Les Américains l'ont publiée sérieusement. C'est un succès !", s'est vantée Sofia Zakharova, selon un procès-verbal d'une réunion entre la SDA et l'administration présidentielle russe en septembre 2023. La porte-parole de Moscou fait référence à une rumeur selon laquelle des enfants ukrainiens seraient victimes d'un trafic d'organes orchestré par Kiev sur le dark web, narratif né en réponse à la dénonciation de la déportation d'enfants ukrainiens par la Russie. La fausse rumeur a été reprise par Marjorie Taylor Greene, élue de la Géorgie au Congrès et figure de la galaxie pro-Trump.

Des projets visant notamment la diaspora ukrainienne

En plus de chercher à influencer l'opinion publique des pays occidentaux, l'agence vise les Ukrainiens d'Europe occidentale, de Russie et d'Ukraine avec une plateforme baptisée "L'Autre Ukraine". Ce projet, auquel France 24 s'est intéressé, est associé à Viktor Medvedtchouk, ex-député et homme d'affaires ukrainien proche de Vladimir Poutine. Il est impliqué dans le scandale "Voice of Europe", le réseau d'influence prorusse visant à corrompre des eurodéputés afin de servir les intérêts de Moscou, révélé en mars par la presse tchèque. Sollicités par VSquare, ni l'administration présidentielle russe ni Viktor Medvedtchouk n'ont répondu. Selon l'affidavit de la justice américaine et du FBI, les documents de la SDA révèlent également des campagnes ciblant le Mexique et Israël, dans le but d'influencer "des groupes ethniques ou religieux [liés à ces pays] résidant aux Etats-Unis", ou encore l'Europe de l'Est et l'Asie centrale.

David Colon, historien et enseignant-chercheur à Sciences Po Paris, estime sur le réseau X que "cette fuite de documents confirme l’importance de Doppelgänger dans la stratégie de guerre de l’information du Kremlin". "Il est important de garder à l’esprit que d’autres réseaux de désinformation russes (#CopyCop) ont aujourd’hui une audience plus importante", tempère-t-il toutefois. Le réseau d'influence Copycop avait notamment créé de faux sites internet avant le premier tour des élections législatives en France.

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