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Terrorisme : la Russie sur le qui-vive met en place des mesures spéciales
La Russie, qui avait pris l'habitude de vivre sous la menace terroriste pendant les deux guerres de Tchétchénie, renoue avec la peur des attentats. En septembre 2015, le pays envisageait déjà des mesures supplémentaires pour accentuer la lutte contre le terrorisme. Qu'en est-il après le crash du Boeing russe au-dessus du Sinaï et les attaques du 13 novembre à Paris?
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L'inquiétude grandit en Russie après la série d'attaques sur le sol français le 13 novembre 2015 et le crash du Boeing A321 au-dessus du Sinaï le 31 octobre, que les autorités ont tardé à attribuer à un attentat. Après le calme relatif qui avait succédé à quinze années de bombes, attentats kamikazes et prises d'otages liés aux revendications indépendantistes tchétchènes, le pays renoue avec la peur du terrorisme.
Après l'attaque du Bataclan, les médias ont fait un rapprochement avec la prise d'otages de la Doubrovka, en 2002. «Les Russes comprennent mieux que personne ce que ressentent les Français», ont pu écrire certains éditorialistes. Les Russes ont l'expérience de la menace terroriste. C'est au nom de la lutte contre le terrorisme que Vladimir Poutine, après avoir déclenché en Tchétchénie en tant que Premier ministre de Boris Eltsine une «opération antiterroriste» qui durera dix ans, a été élu en 2000 puis réélu en 2004.
Expérience et expertise russes
«Fort» de cette expérience et de son «expertise» dans la lutte contre le terrorisme, le gouvernement russe s'estime légitime pour mener une «grande coalition internationale», à laquelle il appelle depuis les années 2000. Pour Vladimir Poutine, les récents attentats ne font que corrobober ce que prouvait déjà le 11-Septembre, à savoir que «le terrorisme est une maladie non pas nationale, mais mondiale».
En Russie, «les réactions américaines aux attentats contre le World Trade Center sont perçues comme un réveil tardif aux mises en garde russes et aux dangers du terrorisme international et du fondamentalisme musulman», souligne une étude consacrée au rapport étroit qu'entretient l'identité étatique russe avec la notion de sécurité. «Les dirigeants russes mettent l’accent sur le fait que leur pays est confronté à ce phénomène depuis longtemps, qu’il a vécu le traumatisme qui en résulte et qu’il a commencé cette lutte en solitaire.» Une façon d'éviter de relier les actes terroristes qu'a subis la Russie avec les revendications d'indépendance de la Tchétchénie.
Arsenal de lois et FSB tout-puissant
Ces actes terroristes ont permis – très opportunément, selon certains spécialistes – d'instaurer des mesures restreignant de plus en plus les libertés, en particulier d'expression. Contrôle des médias et d'internet par le puissant Roskomnadzor (fondé en 2008), législation dite «anti-extrémiste» dirigée en réalité contre les opposants politiques, atteintes contre les ONG et en particulier les associations musulmanes... Avec une intensification après la prise d'otages de Beslan, en 2004.
Une loi de mars 2006 crée le NAK (Comité national antiterroriste) et le place sous la direction de cadres du FSB, les services de renseignement, ex-KGB. Elle définit aussi des «zones d'opérations antiterroristes» (KTO). Le NAK dispose d'unités opérationnelles et de pouvoirs très étendus. Le climat de peur et le passé du président, issu lui-même du FSB, favorisent la toute-puissance des siloviki, ces fonctionnaires des «structures de force» : armée, police, services de renseignement, Spetssloujb et Spetsnaz (services spéciaux et forces spéciales).
Après les attentats de Volgograd en décembre 2013, une nouvelle loi prévoit de faire payer les familles des personnes responsables des attaques. Elle augmente aussi les peines de prison (jusqu'à dix ans pour entraînement au sein d'un groupe terroriste, six pour activité militante).
Une politique efficace ?
Cette politique a eu certains résultats, selon une étude très documentée de la FIDH (Fédération internationale des droits de l'Homme). Le nombre d'actes terroristes et de condamnations a manifestement diminué, et le gouvernement présente comme un succès le volet financier de cette lutte, menée au moyen de «listes noires» de personnes morales et physiques. La surveillance d'internet aurait permis au FSB d'identifier 57.000 sites internet dits «extrémistes» depuis 2009.
Si le Caucase est loin d'être stabilisé, le pays a connu une trêve depuis les attentats de 2013 à Volgograd, et des Jeux olympiques de Sotchi sans incidents en 2014. Sans incidents, mais sous haute tension : le gouverneur de la région voulait même «nettoyer» les rues avec des «brigades d'intervention» composées de policiers, cosaques et volontaires. Les communications, par téléphone ou internet, ont été surveillées par le redoutable système Sorm du FSB, équivalent russe du «Prism» de la Nasa... en moins faillible.
La Russie visée par l'Etat islamique
Mais dès le mois de septembre 2014, le soutien de Poutine à Bachar al-Assad a valu à la Russie des menaces directes de l'Etat islamique. Après les frappes russes en Syrie, lancées le 30 septembre 2015 (et désapprouvées au début à 70% par l'opinion, qui s'est depuis «retournée»), l'EI appelle «les musulmans en tous lieux à lancer le djihad contre les Russes et les Américains».
Le 31 octobre 2015, le Boieng A321 avec ses 224 passagers, russes pour la plupart, s'écrase au-dessus du Sinaï égyptien. Quelques heures plus tard, l'EI revendique un attentat, que le gouvernement russe met deux semaines à admettre. En octobre, le groupe terroriste promet dans une vidéo de «faire couler le sang à Moscou» et «le feu de l'enfer» aux villes russes.
Vers un durcissement de la législation ?
Selon un sondage (lien en russe et en anglais) mené du 20 au 23 novembre par le centre indépendant Levada, plus de 80% des personnes interrogées redoutent une attaque en Russie – contre 48% en octobre. Soit à peine moins qu'en 2004, année particulièrement sanglante. Fait nouveau, cette crainte est maintenant partagée non seulement par les habitants des grandes villes et du sud du pays, déjà confronté au terrorisme, mais aussi par ceux des communes rurales, analyse une enquête du Vtsiom, citée par un quotidien caucasien.
Selon le sondage Levada, 59% approuvent les pleins pouvoirs des services spéciaux (que certains députés veulent élargir) et 39% trouvent les mesures de sécurité actuelles insuffisantes. Le président de la Cour constitutionnelle, Valéri Zorkine, souhaite par exemple une refonte de la législation dans le sens d'une «sévérité militaire», même au prix d'une «limitation des libertés». Les législateurs les plus «libéraux» craignent, comme ailleurs, des atteintes aux droits de l'Homme. Le spécialiste de la sécurité Iouri Naguerniak plaide pour la pédagogie, et veut associer la population à la lutte antiterroriste, sur le modèle d'Israël, explique le Figaro.
Sécurité renforcée dans un pays en état d'alerte
Au moment des attentats à Paris, le 13 novembre, le pays était déjà en état d'alerte. Selon la même source, la veille, l'ambassade de France à Moscou avait déconseillé à son personnel d'emprunter le métro. Le 14 novembre, le vice-Premier ministre russe Dmitri Rogozine affirmait que les entreprises liées à la défense avaient déjà renforcé leurs mesures de sécurité. De son côté, le ministre de l'Intérieur a annoncé une surveillance renforcée dans tous les lieux publics et les installations sportives, assurée par l'armée et la police de quartier, équipée de gilets pare-balles. L'agence du transport aérien, Rosaviatsia, étudie des mesures supplémentaires dans les aéroports, à mettre en place avec les compagnies aériennes.
Les autorités de la capitale ont communiqué une liste de mesures (lien en russe) décidées par le Département de sécurité de la région de Moscou : instructions spéciales au personnel des transports, des théâtres et salles de concert, conduite à tenir en cas de colis suspect, distribution de brochures expliquant comment identifier un terroriste de l'EI (!), sensibilisation des étudiants sur les risques de se faire recruter par l'organisation... En mai 2014, l'affaire d'une étudiante moscovite recrutée par l'EI avait particulièrement choqué le pays.
Les immigrés d'Asie centrale particulièrement ciblés
Le stade Loujniki, en reconstruction en prévision de la Coupe du monde de football de 2018, est sous haute surveillance. Les chantiers de construction, qui emploient de nombreux sans-papiers venus d'Asie centrale, une population particulièrement ciblée par les recruteurs salafistes, font l'objet de contrôles particuliers : en tout, 645 chantiers moscovites viennent d'être inspectés.
Les autres villes russes ont annoncé le même type de mesures spéciales. A Volgograd, à Toula (lien en russe), à environ 200 km au sud de Moscou marquée par le crash d'un avion en 2004 à la suite d'un attentat, les voitures des trams sont vérifiées après chaque parcours. A Saratov, sur la Volga (l'Emirat du Caucase, organisation d'abord proche d'al-Qaïda ralliée à l'Etat islamique, a essaimé tout le long du fleuve), sont prévues inspections d'immeubles d'habitation et formations au fonctionnement du circuit d'approvisionnement en eau. A Tchéliabinsk, dans l'Oural, une région elle aussi sensible, présence policière (des policiers équipés de détecteurs de métaux) renforcée à l'approche des fêtes dans les centres commerciaux et les transports, avec l'aide de sociétés de surveillance privées.
Le «cas» du Caucase
Au cours des deux guerres de 1994-1996 et 1999-2009, la «tchétchénisation» politique du conflit a transféré au président pro-russe Ramzan Kadyrov la responsabilité de la lutte antiterroriste, et notamment le commandement des redoutés bataillons Ioug (Sud) et Sever (Nord). Une lutte antiterroriste prétexte à des zatchistki, opérations de «nettoyage» avec exactions telles que viols, torture, enlèvements, exécutions. Elles sont menées par des Spetsnaz et Omon (équivalent des CRS) aux ordres de Kadyrov, les kadyrovstsy.
En 2009, Moscou déclare officiellement la fin de son «opération antiterroriste». La Tchétchénie n'est plus classée KTO, «zone d'opération antiterroriste». Mais en concentrant sa lutte sur les opérations antiterroristes dans le Caucase, le FSB a laissé déborder le conflit dans les provinces voisines. En Ingouchie et au Daghestan, les rebelles salafistes ne se battent plus pour l'indépendance de la Tchétchénie, mais mènent le djihad pour la libération du Caucase du Nord. Eliminer ceux d'entre eux qui partent s'entraîner en Syrie serait l'une des motivations de l'intervention russe.
Grozny, la capitale tchétchène, est officiellement pacifiée, mais après un assaut sanglant en 2014, la Douma tchétchène avait débattu un projet de loi qualifié de «retour au Moyen-Age» par les ONG. Mi-octobre 2015, la question de la peine de mort (lien en russe) pour les terroristes a fait son retour au parlement, après l'arrestation de trois ressortissants du Caucase soupçonnés de préparer un attentat à Moscou. Des combattants islamistes radicaux sont régulièrement abattus par les forces spéciales dans la région : six en août 2015, onze le 22 novembre. Trois cents instructions pénales pour terrorisme ont été ouvertes par le parquet tchétchène le même jour.
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