Scandale du dopage : la Russie championne de déni
Avec son rapport de plus de 300 pages publié le lundi 9 novembre 2015, la commission indépendante mise en place par l'Agence mondiale antidopage (AMA) a jeté un énorme pavé dans la mare du sport mondial. Dopage obligé, corruption à tous les étages, pratiques dignes des romans d'espionnage de la guerre froide... la Russie en sort championne de la triche toutes catégories. Le grand vainqueur (et organisateur) des JO de Sotchi risque l'exclusion des prochaines olympiades de Rio, et ses 33 médailles de 2014 s'en trouvent discréditées. Face à ce scandale sans précédent, les autorités sportives et politiques russes se livrent à ce qui ressemble à une compétition de mauvaise foi.
Un dopage d'Etat ?
Selon la conviction du président de l'AMA, le système de dissimulation de preuves et de versement de pots-de-vin, avec pressions du FSB (ex-KGB), décrit dans le rapport n'aurait pas pu exister sans le support de l'Etat. Peut-on parler de «dopage d'Etat» ? «Si l’on entend par là autoriser le dopage, il n’y a pas d’autre conclusion possible», pour Dick Pound.
Dmitri Peskov a répliqué le 10 novembre que si accusations il y a, «elles doivent être étayées par des preuves». «Tant que celles-ci n'ont pas été produites, ces accusations sont difficiles à prendre en considération», a-t-il argumenté.В Кремле назвали голословным доклад WADA по Россииhttps://t.co/vzebOO9g7P pic.twitter.com/UuhUJZxATI
— Life | Новости (@lifenews_ru) November 10, 2015
Le Kremlin refuse de commenter une affaire qui concerne le ministre des Sports. Egalement président du comité d’organisation des JO, Vitali Moutko est «mouillé» dans le scandale et décrit par le rapport comme le «complice» du système.
‘Baseless & fictional’: Russian sports minister refutes anti-doping agency’s report https://t.co/7AWcsY0XnR pic.twitter.com/PAoYU5CjNt
— RT (@RT_com) November 10, 2015
Des «calomnies», basées sur «des informations non vérifiées» provenant de «sources douteuses» et rejetées par le ministre. «La Russie n'a rien à se reprocher, ne dramatisons pas», a-t-il éludé, tout en se déclarant prêt à suivre, «bien évidemment», les recommandations des instances internationales. Une position qu'il a défendue à l'antenne de la télévision Russia Today.
Le ministre des Sports russe, qui est aussi membre exécutif de la Fifa et président du comité d’organisation de «Russie 2018», la Coupe du monde de football, défend l'«excellent travail» du «moderne» Laboratoire russe antidopage, que l'Etat russe «ne fait que financer» avec des «sommes importantes».
Un labo officiel qui détruit les preuves, un labo clandestin qui les détecte
Le Laboratoire antidopage de Moscou fait l'objet d'accusations graves. Il aurait délibérément détruit plus de 1.400 prélèvements en décembre 2014, avant le passage d'une commission d'enquête – qui avait prévenu le directeur de son arrivée. Dans l'un des témoignages produits par le rapport, un contrôleur raconte sa rocambolesque évasion par la fenêtre de son hôtel avec ses échantillons d'urines, pour les sauver des policiers chargés de l'escorter jusqu'au labo.
Grigori Rodchenkov, le directeur du labo, est présenté par le rapport comme «complice des activités de dopage». Dans une déclaration sur la chaîne Life News citée par Le Monde, celui-ci tente de discréditer l'AMA : «Trois imbéciles qui n’ont aucune idée de la façon dont le laboratoire antidopage fonctionne. C’est juste une commission indépendante qui ne peut donner que des recommandations.» Et ce labo clandestin en banlieue de Moscou fonctionnant «en miroir» du Laboratoire officiel pour détecter en douce les premiers échantillons suspects (et agir en conséquence) ? C'est l'une des révélations les plus croustillantes du rapport de l'AMA. Vadim Zelitchenok, le président de la Fédération russe d'athlétisme, n'en a «jamais entendu parler».
L'accréditation du Laboratoire de Moscou a été suspendue par l'AMA le 10 novembre 2015. Dans cette affaire, les services secrets russes n'ont pas non plus le beau rôle... Le FSB aurait placé des mouchards dans les bureaux du labo et mis les téléphones sur écoute. L'un de ses agents, Egueni Blotkine, rencontrait, paraît-il, M. Rodchenkov une fois par semaine. Plusieurs laborantins racontent des intimidations de la part des services secrets pour les dissuader de répondre aux questions de l'AMA.
Des pratiques dignes des premiers «James Bond»
En conférence de presse, le directeur de la Rusada, l'agence russe antidopage, a ironisé : «Mais oui, moi, j’ai un pistolet, et tous les soirs je vais dans les sous-sols de la Loubianka (le siège de l'ex-KGB, dont les portes viennent d'être incendiées par un activiste, Ndlr) ! (...) Les gens ont une imagination débordante, ils vivent comme au temps des débuts de James Bond», a répliqué Nikita Kamaïev, qualifiant d'«absurdes» ces accusations.
Selon le rapport de l'AMA, les athlètes étaient avertis à l'avance du passage des contrôleurs de la Rusada. «Pour éviter de faire face aux contrôles hors compétition (les plus efficaces) et malgré l'obligation de localisation à toute heure, ils mettaient souvent des adresses erronées, et l'agence, au lieu de sanctionner les "no-show" ou les manquements de localisation, faisait traîner les procédures, voire les enterraient», explique Francetvsport.
Des petits arrangements très payants
Au pire, quand il n'arrivaient pas à échapper aux prélèvements, les athlètes avaient toujours la solution de payer : soit le laboratoire, soit la Fédération d'athétisme, soit la Fédération internationale... Car bien sûr, «la Russie n'est pas le seul pays, ni l'athlétisme le seul sport, à faire face au problème du dopage organisé», écrit la commission d'enquête de l'AMA, qui pointe aussi le Kenya et la Chine.
La corruption à la Fédération russe d'athlétisme, son président n'en voit aucune (lien en russe). Il n'est «pas d'accord sur tout» ce que pointe le rapport de l'AMA et trouve que ses conclusions datent un peu (lien en russe) : le contrôle antidopage aurait été modernisé. Dans un exercice d'équilibriste, Vadim Zeletchenok se dit «prêt à un solide partenariat stratégique avec la Fédération internationale, l'IAAF, qui serait beaucoup plus efficace que l'isolement ou la suspension». Une suspension (notamment des JO 2016, prônée par l'AMA) qui le «surprend». «Bien sûr, nous ne la suivrons pas», a-t-il déclaré.
Si la Russie n'est pas le seul pays concerné par le scandale, l'atteinte à son image est rude. «Le sport est toujours un instrument de rayonnement, rappelle le directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), Pascal Boniface, dans une analyse livrée à Francetvsport. La Russie, qui estimait avoir perdu son rang, veut de nouveau compter sur la carte du monde et aurait employé tous les moyens pour le faire. Mais cela va s’avérer totalement contre-productif puisque, alors que seul l'athlétisme est concerné, c’est toute l’image du pays qui va en pâtir.»
Et si c'était un complot international ?
«Les Russes vont peut-être tenter de se défendre en disant qu’il s’agit d’un complot occidental pour porter atteinte au prestige russe», poursuivait Pascal Boniface. En effet, ce scandale de dopage a pour M. Zelitchenok «un caractère commandé». Pour le ministre russe des Sports, «ces accusations sont purement politisées», et «les problèmes politiques ne doivent pas être mélangés avec le sport». Le directeur de l'agence Rusada aussi pointe «une approche politisée», orientée par le documentaire (allemand) et les révélations des tabloïds (britanniques) à l'origine du contrôle de l'AMA.
Le précédent directeur de la Fédération d'athlétisme et ex-Trésorier de la Fédération internationale (IAAF), Valentin Balakhnitchev, veut contester en justice le rapport de l'AMA. «J'ai toujours été fidèle à mes principes, c'est pourquoi je vais porter cette affaire devant le Tribunal international du sport (TAS) de Lausanne (Suisse)», a-t-il déclaré. Le 4 novembre, il estimait que «le sport (était) un moyen de ternir l'image de la Russie dans un contexte politique particulier» (lien en russe). Il avait pourtant déjà servi de fusible, en présentant sa démission assortie d'une autocritique... comme au temps du stalinisme et de la guerre froide.
En criant au complot et en réclamant des preuves, fait remarquer Isabelle Mandraud, du Monde, la Russie adopte la même stratégie que lors du conflit ukrainien. Mais la Russie organise sa défense. M. Rodchenkov, le directeur du Laboratoire de Moscou incriminé, a présenté sa démission le 11 novembre 2015. Une façon d'«emporter tout le négatif» avec lui, comme dit le ministre des Sports russe. Et de mettre la poussière sous le tapis, relève Francetvsport, qui pointe le paradoxe de cette démission pour une Russie «droite dans ses bottes».
C'est ce même 11 novembre 2015 que le ministre des Sports doit référer du scancale à Vladimir Poutine qui s'exprimera, pour la première fois, sur le sujet. Selon l'AFP, Vitali Moutko s'est d'ores et déjà dit prêt à nommer un «spécialiste étranger» à la tête de son laboratoire antidopage.
Виталий Мутко в среду доложит Путину о подготовке к Олимпиаде-2016 и допинг-скандале с российскими легкоатлетами pic.twitter.com/1uUbDuwctI
— Дмитрий Смирнов (@dimsmirnov175) November 10, 2015
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