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Russie: le président tchétchène Kadyrov veut faire interner l'opposition

Le président tchétchène déclare la guerre à la «cinquième colonne», qu'il veut faire interner en hôpital psychiatrique. L'opposition russe, elle, souhaite le voir interrogé sur le meurtre de Boris Nemtsov. Nouvelle mort (suspecte ?) d'un journaliste anti-Poutine à son domicile moscovite. Pendant ce temps, une marche antifasciste commémore l'assassinat d'un avocat et d'une journaliste en 2009...
Article rédigé par Miriam Palisson
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Ramzan Kadyrov avant une rencontre avec Vladimir Poutine au Kremlin, le 10 décembre 2015. (Michael Klimentyev/Sputnik)

Nostalgie d'une époque stalinienne qu'il n'a pas connue ? Après avoir traité les libéraux russes d'«ennemis du peuple», le président tchétchène leur conseille d'aller faire soigner leur «psychose» dans un «excellent hôpital psychiatrique». Une ordonnance aux relents sinistres qui vise la chaîne Dojd' (TV Rain), la radio Echo de Moscou, le quotidien RBK, accusés de «se faire une joie de propager de fausses informations alimentées par leur haine viscérale de la Russie». «Nous ne lésinerons pas sur les piqûres. Pour chaque injection prescrite, nous en ferons deux», promet Ramzan Kadyrov dans une tribune publiée par le quotidien Izvestia (lien en russe) le 18 janvier 2016.

«Traîtres à la patrie» et  «ennemis du peuple» 
La polémique enflait depuis une semaine sur les réseaux sociaux et dans les médias. Le 12 janvier 2016, le président tchétchène ouvrait le feu avec une violente diatribe contre l'opposition russe «hors système», celle qui ne siège pas à la Douma. «Ces gens qui essaient de profiter d'une situation économique difficile sont des traîtres, des ennemis du peuple», accuse-t-il devant des journalistes tchétchènes.

«Kadyrov est la honte de la Russie», réplique deux jours plus tard un député de Krasnoïarsk, Konstantin Sentchenko (qui se serait par la suite excusé), rappelant que la Tchétchénie vit à 90% des subsides de Moscou, un argent que le président tchétchène «détourne pour se faire construire des palais». «Kadyrov, démission !», clame une pétition (en russe) d'intellectuels lancée le 15 janvier.

Les commentateurs notent que le président tchétchène, soutenu par le pouvoir russe en échange d'une relative stabilité dans cette république du Caucase, région ultrasensible, se croit tout permis. Mais ces provocations ont peut-être leurs raisons : un ballon d'essai en vue d'un nouveau tour de vis de Poutine face à la crise ? C'est la question que pose Hélène Despic-Popovic dans Libération.

Une «battle» de flashmobs
La phrase «Kadyrov est la honte de la Russie» s'est taillé un franc succès. Les internautes russes ont jugé qu'elle méritait bien un flashmob sur les réseaux sociaux (le tweet ci-dessous y ajoute Poutine). Le clan Kadyrov a tenté de riposter avec un «contre-flashmob» proclamant «Kadyrov est la fierté de la Russie».


Un portrait de Kadyrov accompagné du mot «pozor» («honte») a même été placardé dans la rue à  Moscou – et retiré au matin par les agents de la voirie.

Un seul mot sous le portrait de Kadyrov : «honte». (Open Russia - Dania Tourovski/Instagram)

Comme chien et chat
Le 16 janvier, la garde rapprochée de Kadyrov en remet une couche contre la «cinquième colonne» des traîtres à la Russie, les Navalny (avocat et blogueur anticorruption), Khodorkovski (ex-oligarque en exil) ou Ponomarev (défenseur des droits de l'Homme). Magomed Daoudov poste sur son compte Instagram (un média dont son ami Ramzan est fan lui aussi) une photo du chien présidentiel, Tarzan (à gauche dans le tweet ci-dessous).


​Légende : «Il reconnaît tout de suite les chacals et les hypocrites» – des mots dont Kadyrov use beaucoup dans sa tribune – et «il ne peut pas blairer les chiens de race étrangère, surtout les Américains». Face à tant de haine, le député de l'opposition Ilia Iachine dégaine sur Twitter la meilleure arme internet : le chat. Et le sien est «très méchant aussi», assure-t-il.

Qui a tué Nemtsov ?
Ilia Iachine n'est autre que le cofondateur du parti «libéral» Parnas, avec l'opposant Boris Nemtsov assassiné il y a presque un an. Et il voudrait bien que Ramzan Kadyrov s'explique sur les circonstances non élucidées de cet assassinat. Cinq suspects originaires du Caucase ont été arrêtés, mais le commanditaire court toujours... Fin décembre, Ilia Iachine a donc adressé une lettre ouverte au président tchétchène. On peut dire qu'il a reçu la réponse...

Les cadavres jonchent la carrière de Kadyrov avant et après son accession à la présidence de la Tchétchénie. Celui-ci nie son implication, et le(s) commanditaire(s) des meurtres des ennemis de Poutine tels que les journalistes Anna Politkovskaïa (lien abonnés), Natalia Estemirova (elle aussi qualifiée d'«ennemie du peuple»), Anastasia Babourova, Stanislav Markelov (avocat de Politkovskaïa)... reste(nt) à inculper.

Une marche en mémoire de Markelov et Babourova
Le 19 janvier 2009, l'avocat Stanislav Markelov et la journaliste Anastasia Babourova ont été abattus par balle en pleine rue (comme Nemtsov). Plusieurs ultranationalistes du Born ont été condamnés. Sept ans après, une marche antifasciste (autorisée par les autorités) a réuni quelque 500 personnes (moins que les années précédentes) à Moscou. En ce jour d'Epiphanie en Russie, une quinzaine de contre-manifestants orthodoxes ont été arrêtés, dont l'activiste Enteo.

Sur l'affiche : «La haine tue en Russie» – une haine rendue responsable en février 2015 de la mort de Nemtsov.


Piotr Verzilov, le compagnon de la Pussy Riot Nadejda Tolokonnikova, tweete cette photo :

Disparition d'un journaliste de l'opposition
Pendant que Kadyrov se déchainait contre l'opposition, un journaliste russe de l'opposition a été retrouvé mort dans son appartement moscovite, le 12 janvier 2016. Vladimir Pribylovski, diabétique, serait décédé d'un infarctus à 59 ans. Selon son ami le journaliste de la Novaïa Gazeta (en russe) Alexandre Verkhovski, qui se dit «ennemi de toute théorie du complot», ses conditions de travail s'étaient beaucoup compliquées.

Spécialiste reconnu du monde politique russe, Pribylovski dirigeait le centre d'information et de recherche Panorama (du nom d'un samizdat qu'il avait lancé en 1989), qui venait d'être inscrit sur la liste des «agents de l'étranger». Il s'occupait aussi d'un site consacré à la corruption, Antikompromat, bloqué en Russie.


Vladimir Pribylovski était l'auteur de nombreux livres sur le régime autoritaire du président russe, comme La Corporation Poutine, enquête sur le KGB sous sa présidence, ou L'Age des assassins. Il avait aussi traduit en russe La Ferme des animaux de George Orwell. En 2010, il avait signé une pétition pour demander le départ de Vladimir Poutine. Plus tôt, en 1995, il avait signé un manifeste au titre improbable, «Russie subtropicale». Son sens de l'humour résolument hors norme était très apprécié, notamment par son ami l'écrivain Dmitri Bykov.

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