E-mails chiffrés, arrestations arbitraires, censure : à quoi ressemble la vie d'un opposant à Poutine ?
L'assassinat de Boris Nemtsov, le 27 février, révèle à quel point l'opposition est menacée en Russie. Au quotidien, les pressions sont nombreuses sur ceux qui ont choisi de ne pas partir.
La scène se déroule dans la capitale russe fin février, peu de temps avant l'exécution en pleine rue de l'opposant politique Boris Nemtsov. Maria Baronova, une activiste russe connue pour son opposition à Vladimir Poutine, embarque à Moscou à bord d'un vol à destination de Genève (Suisse). Elle doit assister à une réunion de UN Watch sur les droits de l’homme. Le personnel navigant la débarque brusquement. Motif invoqué : son alcoolisation supposée. Les agents de sécurité de l'aéroport se montrent cléments et Maria Baronova peut monter à bord du prochain avion. "Vous pensez vraiment que je vais prendre un avion à 9 heures du matin en état d’ivresse pour me rendre à un débat sur les droits de l’homme en Suisse ?" s'indigne-t-elle dans Le Temps, peu de temps après.
Ce genre d'incident illustre les pressions insidieuses auxquelles sont de plus en plus soumis les opposants en Russie, qu'il s'agisse d'hommes et de femmes politiques, de membres d'ONG ou de journalistes. Les leaders de l'opposition s'accordent sur le fait que Vladimir Poutine n'est sans doute pas le commanditaire de l'assassinat de Boris Nemtsov. Mais ils estiment que le président a instauré depuis sa réélection, en mai 2012, un climat de paranoïa patriotique favorisant ce genre de passages à l'acte. "La palette des moyens de pression est très large. L'assassinat en est la forme la plus extrême", commente Françoise Daucé, directrice d'études à l'EHESS (Paris) sur les relations entre l'Etat et la société en Russie, et spécialiste de l'opposition.
Condamnés à l'invisibilité...
La première difficulté à laquelle se heurtent les opposants est la censure. Le pouvoir tente de réduire au silence les contestataires et surtout à les priver de visibilité. "Les opposants n'apparaissent jamais dans les médias nationaux, la majorité étant acquise au Kremlin. Cela faisait cinq ans que Boris Nemtsov n'avait pas été invité sur un plateau de télé russe", souligne le correspondant de France 2 à Moscou, Alban Mikoczy.
Les quelques médias indépendants qui existent encore, tels la radio libre L'Echo de Moscou ou le journal Novaïa Gazeta (dont sept journalistes ont été assassinés entre 2000 et 2009) subissent "des pressions permanentes, avec des menaces de procès, de suspensions d'antenne..." poursuit notre confrère. Les sites internet d'information indépendants sont également régulièrement bloqués, grâce à la loi Lougovoï, adoptée début 2014. Elle permet d'empêcher l'accès à ces médias en ligne sans passer par une décision de justice, s’ils contiennent des "appels à participer à des actions non autorisées", telles des manifestations.
... et à l'impopularité
Les artistes qui déplaisent au Kremlin sont eux aussi muselés. Le rockeur Andreï Makarevitch, autrefois coqueluche du Kremlin, est interdit de concert dans son pays depuis qu’il a dénoncé l’annexion de la Crimée, au printemps 2014. Accusé par les médias officiels d’être un suppôt de "la junte au pouvoir à Kiev", la star perd de sa popularité. "Les télés l’ont tellement répété que les gens ont fini par le croire", regrette Andreï Makarevitch dans les colonnes de L'Obs. Selon un sondage d’octobre dernier cité par l'hebdomadaire, "45% des Russes pensent que leur idole a trahi".
C'est l'autre arme du régime de Poutine : marteler, via la télévision d'Etat, des messages de propagande auprès de l'opinion publique pour décrédibiliser les figures de l'opposition. "Les seules fois où l'on parle d'elles, c'est quand elles sont impliquées dans des affaires", observe Alban Mikoczy. Le harcèlement judiciaire est l'un des outils les plus efficaces pour décourager les velléités des contestataires. Les députés de l'opposition démocratique (à laquelle n'appartient pas les communistes et les nationalistes, qui votent comme le pouvoir) en font les frais. Déchus de leur statut les uns après les autres pour des ennuis judiciaires vraisemblablement sans fondement, leur nombre s'est réduit comme une peau de chagrin : sur les 445 élus de la Douma, il ne reste plus qu'un seul député indépendant, Dmitri Goutkov.
Procès sur procès
L'avocat Alexeï Navalny est aussi un exemple de ce harcèlement judiciaire. Avec Boris Nemtsov, cet avocat engagé dans la lutte contre la corruption, considéré comme un des leaders des manifestations anti-Poutine en 2011, est la dernière personnalité connue de l'opposition à être restée en Russie. Mais il subit procès sur procès. Fin 2014, il est condamné à trois ans et demi de prison avec sursis pour détournement au détriment d'une filiale russe de la société française de cosmétiques Yves Rocher. Son assignation à résidence est levée début février. Mais il est de nouveau arrêté pour avoir distribué des tracts dans le métro. La justice le condamne le 20 février à quinze jours de prison. Hasard du calendrier, Alexeï Navalny avait appelé, comme Boris Nemtsov, à une marche anti-crise le dimanche 1er mars.
Un an plus tôt, en février 2014, lors des Jeux olympiques de Sotchi, deux membres du groupe punk Pussy Riot, à peine libérées après leur condamnation pour "vandalisme" et "incitation à la haine religieuse", sont interpellées pour vol avec effraction dans l’hôtel où elles logeaient. Elles sont relâchées plusieurs heures après. "Les prétextes et les durées d'incarcération sont très variables. Avec cette justice arbitraire, les opposants vivent dans l'incertitude permanente. Ils ne savent pas où se situe la ligne rouge", explique Françoise Daucé.
Interviews dans les jardins publics
Dans ce contexte, la prudence est de mise. Se sentant très surveillés, les opposants identifiés comme tels sécurisent leurs communications. Beaucoup utilisent des programmes pour chiffrer leurs e-mails ou anonymiser l'adresse IP de leur ordinateur. Ils créent des sites miroirs quand l'original a été bloqué. "Certains préfèrent donner des interviews dans des jardins publics pour ne pas être écoutés", raconte Françoise Daucé, qui a rencontré plusieurs journalistes indépendants et plusieurs membres d'associations pour ses travaux.
Se sentent-ils menacés physiquement ? "Ce n'est pas non plus la terreur des purges staliniennes de 1937", nuance la chercheuse. Reste que l'exécution de Boris Nemtsov sonne comme un message d'avertissement dans un climat de paranoïa accentué par le conflit ukrainien. "Maintenant, personne ne peut dire 'Poutine a déclenché la guerre en Ukraine' sans se sentir en danger", confirme Vladimir Ryjkov, un chef de file de l'opposition. A la journaliste russe Anna Nemtsova, qui publie une tribune dans Politico (en anglais), il confie : "Le Kremlin a engendré un dragon. Quiconque est étiqueté 'ennemi du peuple' ou 'membre de la cinquième colonne' [agents soupçonnés de vouloir renverser le pouvoir en place] peut être assassiné dans la rue".
Le régime facilite en effet cette stigmatisation des opposants : depuis l'adoption de la loi sur "les agents de l'étranger" fin 2012, les ONG qui bénéficient de financements depuis l'extérieur de la Russie doivent s'auto-déclarer sur un registre tenu par le ministère de la Justice. Elles sont soumises à des inspections et à des contrôles incessants. Objectif : décourager les défenseurs des droits de l'homme et de la société civile.
L'exil comme dernière solution
Entre les menaces de mort et le harcèlement judiciaire, certains finissent par choisir l'exil. L'écrivaine russe Svetlana Alexievitch raconte dans Le Monde que les queues devant les consulats européens à Moscou s'allongent. Aujourd'hui, les grandes figures de l'opposition russe vivent à l'étranger : le joueur d'échecs Garry Kasparov, fondateur du mouvement Parnass, est réfugié en Croatie. L'ex-oligarque russe Mikhaïl Khodorkovski, qui a passé dix ans dans des camps, a trouvé asile en Suisse.
Yulia Berezovskaya, elle, s'est envolée pour Paris, à l'instar de l'économiste Sergueï Gouriev. La journaliste a fait ce choix quand son site d'informations anti-Poutine, Grani.ru, a été bloqué en mars 2014 en Russie. "Je n'avais pas envie d'être embêtée", euphémise cette mère de jeunes enfants. En tant que directrice de la publication, elle craignait notamment d'être poursuivie après un dossier réalisé par Grani.ru sur l'affaire Bolotnaïa (l'arrestation de 27 personnes accusées de débordements lors d'une manifestation anti-Poutine le 6 mai 2012). Son départ était aussi motivé par la volonté d'animer dans de meilleures conditions ce site d'opposition. "En Russie, nous n'avions plus de locaux, par peur d'être perquisitionnés." Aujourd'hui, Yulia Berezovskaya est persuadée d'être sur écoute et ne se sent pas totalement en sécurité. Mais le plus dur est d'avoir quitté les siens. "C'est difficile moralement car mes collègues journalistes sont restés là-bas", confie-t-elle.
Certains refusent encore de quitter leur patrie. Dans Libération, Ilya Yachine, un dissident proche de Boris Nemtsov, lance ce message : "C'est très important de surmonter la peur, la terreur que peuvent ressentir de nombreux Russes aujourd'hui. Si nous nous éparpillons, si nous nous taisons, si nous quittons le pays, ce serait une trahison envers Boris Nemtsov."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.