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Mort annoncée d'Evguéni Prigojine : pourquoi l'hypothèse d'une exécution est envisagée

Le patron du groupe paramilitaire Wagner, ennemi juré du Kremlin depuis sa rébellion fin juin, est donné pour mort après le crash de son avion. De nombreux observateurs et dirigeants politiques accusent Vladimir Poutine d'en être responsable.
Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10min
Des secouristes transportent un sac mortuaire loin de l'épave du jet privé qui s'est écrasé dans la région de Tver, en Russie, le 24 août 2023. (AP / SIPA)

A-t-il payé de sa vie sa mutinerie ? Evguéni Prigojine, le sulfureux patron du groupe paramilitaire russe Wagner, est donné pour mort après le crash de l'avion dans lequel il se trouvait, mercredi 23 août, dans la région de Tver, entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Les autorités n'ont pas encore formellement annoncé son décès, les corps n'ayant pas été identifiés. Mais selon l'aviation civile russe, le chef du groupe de mercenaires figure bien sur la liste des passagers de l'appareil, aux côtés de son bras droit, Dmitri Outkine.

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Une enquête a été ouverte pour "violation des règles de sécurité du transport aérien" par le Comité d'enquête russe, puissant organe d'investigation, qui n'évoque aucune piste particulière. L'hypothèse d'une exécution commanditée par le Kremlin est néanmoins soulevée par de nombreux observateurs, deux mois jour pour jour après la rébellion avortée d'Evguéni Prigojine contre l'état-major russe et le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou. Franceinfo vous explique pourquoi.

Parce que les conditions du crash et de son annonce posent question

L'avion, un jet d'affaires, a décollé du nord-ouest de Zelenograd, dans l'oblast de Moscou, à 17h59 (heure de Paris), mercredi. Comme le montre le suivi en ligne par Flightradar24, l'appareil RA-02795 Embraer Legacy 600, appartenant au groupe Wagner, a cessé d'émettre douze minutes plus tard, à 18h11, alors qu'il tentait de rejoindre Saint-Pétersbourg. Il s'est écrasé en chemin, à Shernevo, au sud-ouest de la ville de Tver.

Carte de situation du trajet de l'avion à bord duquel se trouvait Evguéni Prigojine. (LEA PRATI / PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Sur une des vidéos diffusées après le crash, dont l'AFP et franceinfo n'ont pas pu confirmer l'authenticité, l'appareil tombe à la verticale, comme une feuille, avec l'aile droite en moins. Selon les données de suivi du vol, l'avion n'a montré aucun signe de problème jusqu'à sa chute brutale, souligne le quotidien britannique The Guardian.

Comme le relève sur X (anciennement Twitter) Xavier Tytelman, consultant en aéronautique et défense, on semble distinguer sur cette vidéo deux traces dans le ciel, celle de l'avion qui tombe en vrille et une autre.

Sur le réseau Telegram, des comptes proches du groupe paramilitaire Wagner évoquaient ainsi dès mercredi soir la thèse d'un tir de missile sol-air. D'autant que l'accident a eu lieu non loin de la résidence officielle de Vladimir Poutine, à Novo-Ogariovo, équipée d'un système de défense antiaérienne. "Les habitants de la région ont entendu deux rafales de tirs caractéristiques de la défense aérienne avant que l'avion ne s'écrase, ce qui est confirmé par les traînées de condensation dans le ciel sur l'une des vidéos, ainsi que par les propos de témoins directs", pouvait-on lire sur le canal Telegram Grey Zone.

Pour Gleb Irisov, un ancien lieutenant de l'armée de l'air russe et correspondant pour l'agence de presse étatique Tass, aujourd'hui en exil, il ne fait guère de doute que l'avion a été "frappé" depuis l'extérieur.

"Sur les images, nous pouvons voir que le fuselage et le cockpit sont quasi intacts, ce qui écarte la thèse d'une explosion à l'intérieur de l'appareil."

Gleb Irisov, ancien lieutenant de l'armée de l'air russe

à franceinfo

Lui aussi a relevé sur la vidéo "une trace en spirale" dans le ciel, "caractéristique des missiles sol-air". Selon Gleb Irisov, il pourrait s'agir d'un missile S-300, capable d'atteindre de telles altitudes. Selon Flightradar24, l'avion volait à 28 000 pieds (8 500 m) avant de chuter brutalement.

Comme le rappelle le site spécialisé International Aviation HQ, cité par l'agence de presse Reuters, le modèle Embraer Legacy 600 n'a enregistré qu'un seul accident en plus de vingt ans d'exploitation, attribué à une erreur humaine. Et même si le fabricant brésilien Embraer n'assurait plus la maintenance de l'appareil du groupe Wagner, sanctions internationales contre la Russie oblige, "les hommes qui possèdent ce genre d'appareil ont les moyens de l'entretenir", observe Gleb Irisov.

Pour Sylvie Bermann, ambassadrice de France en Russie de 2017 à 2019, "l'exécution paraît assez vraisemblable". "Ce qui est frappant, c'est que les autorités russes ont annoncé immédiatement que l'appareil était tombé et qu'il [Evguéni Prigojine] était dans l'appareil", note la diplomate sur franceinfo. Une analyse partagée par la députée britannique Alicia Kearns. Sur X, elle s'est étonnée de "la rapidité avec laquelle le gouvernement russe a confirmé qu'Evguéni Prigojine était à bord de l'avion".

Parce qu'il était considéré comme un "traître" depuis sa tentative de putsch

"Pour Poutine, il y a un péché impardonnable : la trahison de Poutine et de la Russie", poursuit la députée Alicia Kearns sur X, rappelant la traque sur le territoire britannique des anciens agents doubles russes Alexandre Litvinenko et Sergueï Skripal.

Après la mutinerie des 23 et 24 juin, pendant laquelle Evguéni Prigojine et ses hommes ont pris le contrôle de Rostov-sur-le-Don, lieu stratégique du commandement russe pour ses opérations en Ukraine, et menacé de marcher sur Moscou, Vladimir Poutine l'avait qualifié de "traître", sans prononcer son nom. Après une médiation du président biélorusse, Alexandre Loukachenko, Evguéni Prigojine avait renoncé à sa mutinerie et l'accord prévoyait son exil en Biélorussie. Mais le chef de Wagner a continué d'aller et venir en Russie et n'a pas fait profil bas.

"Comment Prigojine a-t-il jamais pu penser qu'il pourrait s'en tirer impunément après avoir humilié à ce point Poutine ?", s'interroge sur X Gérard Araud, ex-ambassadeur de France aux Etats-Unis. Le président américain, Joe Biden, s'est lui-même dit "pas surpris" de la possible mort du patron de Wagner, estimant que "peu de choses se passent en Russie sans que Poutine n'y soit pour quelque chose". Même réaction du côté de la France, où le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a estimé sur France 2 qu'il existait "des doutes raisonnables" sur "les conditions" du crash.

Vladimir Poutine a néanmoins promis jeudi que l'enquête serait "menée jusqu'au bout". Il a salué "un homme au destin difficile, mais talentueux". La veille, il n'avait pas eu un mot sur l'événement, saluant le "dévouement" et la "loyauté" des soldats russes en Ukraine lors d'un discours à l'occasion du 80e anniversaire de la bataille de Koursk, au cours de la Seconde Guerre mondiale. Certains observateurs ont cru voir un symbole dans le fait que Vladimir Poutine ait pris la parole devant des musiciens, les "musiciens" étant justement le surnom des mercenaires du groupe Wagner.

"Aujourd'hui, on en est réduit aux conjectures, aux hypothèses, et cela restera ainsi jusqu'au bout. Cela fait partie du système de pouvoir tsariste, les responsabilités sont quasi impossibles à établir clairement tant les faits sont manipulés et cachés", décrypte Cyril Bret, enseignant à Sciences Po, spécialiste de la Russie. Mais "la probabilité d'un règlement de compte est très haute", poursuit-il.

"L'action des 23 et 24 juin ne pouvait pas rester sans réponse de la part de ceux qu'il a défiés, l'establishment militaire et, indirectement, la présidence russe."

Cyril Bret, enseignant à Sciences Po

à franceinfo

Le spécialiste n'écarte pas que le commandement militaire russe soit derrière ce crash. Lors de la bataille de Bakhmout, le conflit entre Evguéni Prigojine et les hauts responsables militaires russes s'était envenimé, le mercenaire les accusant d'incompétence et de ne pas lui livrer assez de munitions. Sa tentative de putsch a encore aggravé la situation. "Comme le FSB – les services secrets russes – et l'armée de l'air se sont senties humiliés par le putsch, qu'ils soient intervenus ne seraient pas non plus totalement surprenant", appuie sur franceinfo la diplomate Sylvie Bermann.

Parce que sa mort peut sonner comme un avertissement

Sylvie Bermann voit aussi dans la disparition d'Evguéni Prigojine et d'une partie de son état-major un "avertissement" en amont de l'élection présidentielle russe prévue en mars 2024. Mykhaïlo Podoliak, un conseiller de la présidence ukrainienne, est du même avis. "L'élimination spectaculaire de Prigojine et du commandement de Wagner deux mois après [leur] tentative de coup d'Etat est un signal de Poutine aux élites russes avant les élections", a-t-il affirmé sur X. Abbas Gallyamov, ex-plume de Vladimir Poutine, devenu critique, a tenu le même discours dans les colonnes du Guardian : "L'establishment est désormais convaincu qu'il ne sera pas possible de s'opposer à Poutine. Poutine est suffisamment fort et capable de se venger."

Cyril Bret, lui, balaie la perspective des échéances électorales pour le régime. Le chercheur voit plutôt dans la disparition d'Evguéni Prigojine le "début d'une purge plus large". "C'est une façon pour le président russe de renouveler son entourage, de faire une démonstration de force, qu'il en soit ou non le commanditaire. L'impunité n'existe pas dans ce système de pouvoir", tranche-t-il. Et le spécialiste de mentionner ce précédent : l'hélicoptère du général Alexandre Lebed, "héros de la guerre en Tchétchénie", crashé en Sibérie en avril 2002. Un temps pressenti pour succéder à Boris Eltsine à la tête du pays, il avait été éclipsé par un certain Vladimir Poutine dans la course à la présidentielle.

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