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Litvinenko et autres dossiers empoisonnés des services secrets russes

Le président Poutine a «probablement approuvé» l'assassinat de l'ancien agent du FSB Alexandre Litvinenko. Ce dossier au polonium revient sur le devant de la scène dix ans après, avec les conclusions d'un juge britannique. Si les services secrets russes disposent de bien des méthodes pour éliminer les gêneurs, l'empoisonnement est l'une de leurs tasses de thé. Rappel en huit dossiers.
Article rédigé par Miriam Palisson
France Télévisions
Publié
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Un portrait d'Alexandre Litvinenko à la galerie Marat-Guelman de Moscou (2007).
		  (Reuters /Sergei Karpukhin)

Les conclusions de l'enquête publique sur la mort de Litvinenko ont été présentées le 21 janvier 2016. Selon le juge britannique Sir Robert Owen, le meurtre de l'ancien agent du FSB (successeur du KGB) en 2006, à Londres, a sans doute été «approuvé» par le président russe Vladimir Poutine. «Sans doute un trait d'humour britannique», a ironisé le porte-parole du Kremlin. Cette embarrassante affaire n'est pas le seul dossier empoisonné des services secrets russes, qui traînent derrière eux une longue tradition de meurtres à la strychnine, botuline, ricine... et autres substances plus mystérieuses ou sophistiquées. Et il paraît que le poison redevient tendance...

C'est sur ordre direct de Lénine qu'un «cabinet spécial» est créé en 1921 pour mettre au point de nouveaux poisons, que les progrès de la science vont rendre par la suite intraçables. Sous la Grande Terreur stalinienne (1936-38), l'empoisonnement fait fureur. Beria, le chef du NKVD, autorise l'expérimentation des nouveaux produits sur des détenus... Loin d'être passé à la trappe avec l'effondrement de l'URSS en 1991, le «laboratoire de toxicologie numéro 12» du KGB devenu FSB a repris du service. C'est ce que révélait Alexandre Litvinenko, ancien espion exilé en Grande-Bretagne, dans un livre publié en 2002, La Bande criminelle de la Loubianka (éd. Grani, New York). Il donnait même son adresse à Moscou : rue des Héros-Rouges.

Litvinenko : le thé vert au polonium 210
Le 1er novembre 2006, Litvinenko, qui travaille désormais pour les services secrets britanniques, prend le thé au Millennium Hotel de Londres avec deux compatriotes et anciens collègues du FSB, Alexandre Lougovoï et Dmitri Kovtoun. Quelques heures après, il ressent de violentes nausées. Hospitalisé, il finit par mourir après trois semaines d'agonie – non sans laisser une vidéo et une lettre titrée "Pourquoi je pense que Poutine voulait ma mort". Les raisons ne manquent pas : refus d'assassiner l'ex-oligarque Boris Berezovski, lui aussi exilé à Londres, accusations contre le président russe (corruption, organisation des attentats de Moscou en 1999, assassinat d'Anna Politkovskaïa...), ou tout simplement trahison. «Un ancien agent du FSB, ça n'existe pas»... une petite plaisanterie prononcée par un proche de Lougovoï en 2007. La photo du visage méconnaissable de Litvinenko quelques jours avant sa mort a fait le tour du monde. Lors de son autopsie, la plus dangereuse jamais réalisée, une substance radioactive, fabriquée dans un seul endroit très surveillé de Russie, est retrouvée dans son estomac : le polonium 210.
Alexandre Litvinenko en 1998 (à g.) et lors de son hospitalisation en soins intensifs, en 2006. (Reuters - Natasja Weitsz/Getty Images )
On n'arrête pas le progrès... les nouveaux produits du labo de toxicologie tuent par radiation ou simple inhalation. Mais les exécutants du premier assassinat radioactif de l'Histoire sont moins professionnels qu'à la grande époque du KGB, remarque le journaliste Arkadi Vaksberg, auteur d'une passionnante enquête, Le Laboratoire des poisons. Non seulement ils sont inconscients du danger (Lougovoï laisse son fils de 8 ans serrer la main de Litvinenko après sa contamination), mais en plus ils laissent une traînée de polonium à travers toute l'Europe. Sur un canapé de Hambourg, sur les sièges de leur avion pour Londres, dans un lavabo de l'hôtel... et même sur une chicha fumée dans un bar marocain de Londres. La théière (schéma) mortelle du Millennium Hotel, elle, affiche une radioactivité de 100.000 becquerels par cm², dix fois la dose léthale. Et dans la chambre 848 du Sheraton Park Lane Hotel, occupée par Lougovoï lors d’un précédent voyage à Londres, encore du polonium... Car Litvinenko a été empoisonné deux fois. La première fois, il avait cru à une intoxication alimentaire après un repas trop épicé.

Politkovskaïa : un thé suspect servi en avion
Car il arrive que le FSB rate son coup… Anna Politkovskaïa a ainsi raconté avoir été victime d'une tentative d'empoisonnement en 2004. La journaliste spécialiste du conflit tchétchène a réussi à se glisser dans un avion pour Rostov, sur la route de Beslan, en Ossétie du Nord, où elle veut tenter de négocier avec le commando tchétchène qui a pris une école en otage. Elle n'arrivera pas à destination : après un malaise, elle est hospitalisée dans un état grave. Les médecins de Rostov diagnostiquent une infection intestinale aiguë. Elle rentre à Moscou pour se faire soigner. Les analyses de sang sont détruites «par mégarde», le poison jamais identifié… Politkovskaïa a toujours soupçonné les services spéciaux d'avoir voulu l’empêcher de se rendre à Beslan.

Deux ans plus tard, le 7 octobre 2006, les balles, sans doute jugées plus sûres par ses assassins, ne la rateront pas. La journaliste est abattue à bout portant en sortant de l'ascenseur de son immeuble moscovite. En 2008, c'est l'avocate de sa famille qui réchappe à une tentative d'empoisonnement au mercure.

Chtchekotchikhine : un «agent extérieur non identifié»
A la rédaction de la Novaïa Gazeta, cette histoire en rappelle une autre : celle du rédacteur en chef adjoint, décédé en juillet 2003 dans un hôpital moscovite. Iouri Chtchekotchikhine était aussi député du parti d'opposition Iabloko, et surtout membre d'une commission d'enquête sur les attentats de 1999 qui ont servi de prétexte pour déclencher la seconde guerre de Tchétchénie. Des attentats que Litvinenko n'est pas seul à attribuer au FSB.

Le 16 juin 2003, Chtchekotchikhine est à la Douma quand il est pris de violents maux de tête, nausées et courbatures. Le 21 juin, dans le coma, il entre à la clinique centrale du Kremlin, réservée aux hauts fonctionnaires, raconte le Monde (lien abonnés). «Perte de cheveux, vieillissement prématuré, perte des globules blancs, problèmes cardiaques : son état (...) présente de nombreuses similitudes avec celui d'Alexandre Litvinenko. Le 3 juillet, il meurt.» L'accès au dossier est refusé à la famille. Ses amis savent que le journaliste a déjà reçu des menaces : discrètement, ils fournissent leurs propres prélèvements aux toxicologues londoniens qui ont étudié le cas Litvinenko. Ceux-ci pensent à «une attaque immunitaire d'ampleur», provoquée par un «agent extérieur» non identifié. Les médecins russes, eux, concluent à une mort naturelle causée par une «méga-allergie», et le parquet refuse d'ouvrir une enquête. Elle le sera finalement en 2008… puis refermée un an plus tard sans résultat.

Iouchtchenko : le dîner à la dioxine
Tout le monde se souvient des photos de Viktor Iouchtchenko défiguré en 2004, en pleine campagne présidentielle ukrainienne. Si c'est le SBU (les services secrets ukrainiens) qui est soupçonné d'avoir tenté d'assassiner le candidat de la révolution Orange, le FSB n'est pas bien loin... Selon un ex-officier du SBU, les services de renseignement russe et ukrainien, alors «plus proches que les Etats-Unis et le Royaume-Uni», étaient reliés par «une ligne secrète directe». L'Ukraine devenue indépendante en 1991 n'a pas purgé ses services d'espionnage : «Beaucoup d’agents du nouveau SBU venaient du 5e directorat de l'ancien KGB, et se sont concentrés sur l’élimination des dissidents politiques», explique un conseiller du président Porochenko au Wall Street Journal, cité par Slate.

Viktor Iouchtchenko, alors Premier ministre ukrainien, en 2000, puis en 2006, lors de son mandat présidentiel. (Reuters - Reuters / Ints Kalnins )

La «tentative d'élimination» de Iouchtchenko aurait eu lieu le 5 septembre 2004, lors d'un dîner avec des responsables du SBU. Dans les heures qui suivent, le foie, le tube digestif, le pancréas, sont touchés, et enfin la peau : son visage se couvre de furoncles. Hospitalisé, il subit vingt-cinq opérations pour éliminer la dioxine, concentrée dans son organisme à une dose 10.000 fois supérieure à la valeur maximale autorisée. «Tout son corps était couvert de lésions qui semblaient vivre leur propre vie, a raconté son médecin personnel à la Croix. Cela nous a pris du temps pour comprendre que ces lésions étaient en fait un moyen, pour son corps, d'éliminer la dioxine.»

Sobtchak : la lampe de chevet piégée
En 2000, le premier maire de Saint-Pétersbourg, mentor de Poutine et de Medvedev, est retrouvé mort dans sa chambre d'hôtel. Le stress dû à de fausses accusations de corruption ? Un scandale auquel Poutine, qui fut son assistant, pourrait être mêlé. Selon un livre d'une journaliste russo-américaine, il aurait été empoisonné par un produit... déposé sur sa lampe de chevet. Arkadi Vaksberg a collecté des éléments qui accréditent la thèse du meurtre : les deux gardes du corps de Sobtchak ont été traités pour des symptômes semblables à ceux d'un empoisonnement. Deux autopsies ont été pratiquées, leurs résultats gardés secrets. Et la voiture de Vaksberg a explosé peu de temps après la parution de son livre...

Kivelidi : le combiné de téléphone radioactif
En août 1995, le banquier russe Ivan Kivelidi décède brutalement. Une substance inconnue (isotope radioactif ou gaz innervant ?) a été placée dans le combiné du téléphone de ce richissime homme d'affaires surnommé «l'Onassis russe». Dans son enquête, Vaksberg signale qu'il s'était intéressé à «l'or du Parti», le trésor de guerre du Parti communiste qui s'est mystérieusement volatilisé avec l'effondrement de l'URSS, en août 1991.

Markov : «le coup du parapluie» bulgare
C'est l'affaire de poison la plus extravagante de l'histoire des services secrets de l'Est ! En 1978, en pleine Guerre froide, à Londres, l'écrivain dissident bulgare Georgi Markov attend le bus pour se rendre à la BBC. Il y anime une émission diffusée dans les pays de l'Est, Free Europe, où il critique le dirigeant bulgare en place, Todor Jivkov. Un quidam qui vient de lui planter son parapluie dans le mollet lui fait ses excuses. Le soir, Markov se sent mal. Hopistalisé en urgence, il décède quatre jours plus tard. Les médecins découvrent dans sa jambe une minuscule capsule d'acier contenant un poison violent : la ricine. Le parapluie (schéma) était une sorte de fusil à seringue hypodermique tirant de minuscules billes remplies de poison.


Selon les révélations du général Kalouguine, déchu du KGB soviétique (lire son portrait ici), le dissident aurait été éliminé sur ordre personnel de Todor Jivkov. Et c'est le KGB qui aurait fourni l’arme du crime (le parapluie n'était donc pas bulgare) et le poison. Le général a rendu publics tous les détails du plan secret pour supprimer le «dangereux ennemi politique et idéologique» du régime bulgare. Deux semaines auparavant, un journaliste bulgare, Vladimir Kostov, avait été victime du même modèle de parapluie...

La veuve de Lénine : le gâteau d'anniversaire offert par Staline
Le NKVD, ancêtre du KGB, a-t-il fait disparaître la veuve de Lénine ? Le 26 février 1939, Nadejda Kroupskaïa fête ses 70 ans. L'écrivain Vladimir Fedorovski raconte que Staline lui fait porter un gâteau d'anniversaire d'exception, tout en couleurs et en roses de crème Chantilly. Les convives se partagent le dessert et laissent la rose la plus grande à la veuve de Lénine. Le lendemain, elle meurt d'un «empoisonnement alimentaire».

On pourrait citer aussi Alexandre Perepilichny, oligarque éliminé au gelsémium (une plante chinoise prisée des tueurs russes) en 2012 ; l'émir Khattab, proche de l'indépendantiste tchétchène Chamil Bassaïev, victime d'une lettre empoisonnée en 2002 ; l'écrivain dissident Soljénitsyne et une tentative manquée à la ricine en 1971 ; l'écrivain Maxime Gorki et son fils en 1936, le général de l'armée blanche Wrangel, empoisonné à la tuberculine par son majordome... bien d'autres substances – chloroforme, Penthotal, morphine, scopolamine... – et beaucoup d'autres victimes resensées par Arkadi Vaksberg dans Le Laboratoire des poisons : de Lénine à Poutine. Voire Lénine et Staline eux-mêmes...

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