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Le fantôme de Staline hante la Russie de Poutine
Selon un sondage récent, un tiers des Russes éprouvent du «respect» pour le «petit père des peuples» et 52% jugent positif son rôle dans l'histoire de leur pays. Plus inquiétant, ils sont désormais 45% à penser que les purges et la répression peuvent être justifiées au nom d'objectifs ambitieux. Le fantôme de Staline hanterait-il la Russie? Serait-il instrumentalisé? Décryptage.
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«De plus en plus de Russes ont une opinion positive de Staline» (lien en russe), titrait le 30 mars 2015 le quotidien économique Vedomosti, s'appuyant sur un sondage du centre Levada (lien en russe), institut russe indépendant. Parmi eux, surtout des plus de 55 ans, des ruraux, avec un faible niveau d'instruction.
Mais loin des folkloriques babouchkas et traditionnels vétérans de la «Grande Guerre patriotique» qui font prendre l'air au portrait de leur héros le 9 mai (jour de la victoire sur l'Allemagne nazie), loin des sections du PC brandissant son icône au milieu des drapeaux rouges (en 2008, celle de Saint-Pétersbourg a même proposé une canonisation), le dictateur responsable des purges, de la Grande Terreur et de la famine de 1932 en Ukraine est toujours en grâce dans les hautes sphères.
Au secours, Staline revient !
L'élite politique, souvent issue comme Vladimir Poutine du FSB (ancien KGB), lui voue un culte décomplexé, si l'on en croit Andreï Zoubov, universitaire moscovite limogé pour avoir comparé l'annexion de la Crimée à l'Anschluss. «Bien sûr que (la figure de Staline) revient», affirmait-il en juillet 2014. «Si vous aviez l’occasion d’assister à une cérémonie en mémoire du KGB organisée par des hauts fonctionnaires, vous entendriez – après quelques verres – combien ils sont en adoration envers Staline. (...) Ils aimeraient bien lui ériger des monuments, mais le pouvoir ne s’y est pas encore décidé.»
Un monument au «petit père des peuples»? Il serait vu d'un bon œil par 37% des Russes, selon le sondage Levada (contre 24% en 2010). A Novoskuznetsk, en Sibérie, le PC s'est débrouillé pour faire plébisciter une statue de Staline par 70% des habitants. Gori, la ville géorgienne natale de Joseph Djougachvili, a remis sur pied en 2013 les siennes, déboulonnées lors de la Révolution des roses, en 2010. «Il reste le plus grand des Géorgiens, ce qui flatte le sentiment nationaliste», analysait alors l'ancien diplomate Vladimir Fedorovski, auteur du Fantôme de Staline.
Autre idée dans l'air du temps : et si Volgograd redevenait Stalingrad? Lancée par le vice-Premier ministre Dmitri Rogozine, elle plairait assez à Poutine... mais seulement à un Russe sur trois: 69% s'y opposent, évoquant la mémoire des victimes des purges et des goulags.
De plus en plus de Russes trouvent la répression justifiable
«Estimez-vous que les victimes de l'époque stalinienne soient justifiées par les grands objectifs (poursuivis par le régime) et les résultats obtenus sur une courte période?» Cette question glaçante du sondage Levada reçoit 45% de réponses positives, presque deux fois plus qu'en 2012. En 2010, 32% des Russes considéraient Staline comme un criminel d'Etat – ils ne sont plus que 25%, et 57% rejettent ce jugement.
Même son de cloche, ou presque, chez les utilisateurs des réseaux sociaux, sondés le 5 mars 2015 (lien en russe) par un autre institut. Pour le 62e anniversaire de la mort de «l'homme d'acier» (stal', en russe), 14% n'ont pas craint de valider l'assertion suivante: «Oui, je pense que seul un leader utilisant des méthodes strictes de type stalinien, y compris la répression de masse, est à même de redresser le pays.» Près de 30% se disent tout de même opposés à ce que se répète une telle dictature.
L'Histoire réécrite au risque du révisionnisme
«Il est difficile de dire si nous aurions pu gagner la guerre si le pouvoir n’avait pas été aussi implacable», a estimé Vladimir Poutine au cours d’une rencontre avec des universitaires et professeurs d’Histoire, tout en réhabilitant le pacte Molotov-Ribbentrop (traité de non-agression entre l'URSS et l'Allemagne hitlérienne conclu en août 1939).
Ainsi, le nouveau manuel d'histoire officiel de la rentrée scolaire 2015-16 mentionne certes les répressions (en quelques lignes), mais sans citer le nombre admis de 20 millions de morts, et il les justifie au nom de la révolution culturelle et de l’industrialisation du pays. Staline devient une sorte de Pierre le Grand (considéré comme le grand bâtisseur d'une Russie moderne) contemporain, «le leader le plus efficace de l’URSS». Malgré quelques «pages sombres» dans le passé russe, (...) «nous ne pouvons pas nous permettre d’être rongés par la culpabilité», a tranché le président russe lors de la conférence de presse présentant ce nouveau manuel.
«Pour les conseillers du président, il ne s'agit pas de nier les crimes du régime stalinien, les arrestations et les exécutions de masse, mais de minimiser, de relativiser ces événements», expliquait en 2013 Lev Goudkov, le directeur du centre Levada. «Il faut insister sur les mérites de Staline chef militaire et homme d'Etat, modernisateur du pays devenu une "superpuissance"» qui, dans les années 50, gagnait la course à l'espace contre les Américains.
Une politique qui porte d'ores et déjà ses fruits, puisque selon une enquête du Carnegie Endowment for International Peace, 34% seulement des étudiants du secondaire comprennent aujourd'hui le sens du mot «goulag», contre 82% en 1992.
Un grand refoulement collectif
La mémoire du goulag est menacée pour plusieurs raisons. D'une part, à cause de la complexité du travail historiographique : peu de rescapés, des archives contrôlées par l'Etat, une libération de la parole commencée à la perestroïka gorbatchevienne mais interrompue par la crise des années 90. Avec les guerres de Tchétchénie et les difficultés économiques, l'antistalinisme naissant a perdu du terrain.
Par ailleurs, la responsabilité du peuple russe dans sa propre tragédie l'incite à la refouler. «C’est très dur à accepter, à vivre et même à comprendre pour un peuple de reconnaître qu’il a été son propre ennemi, que les gens se sont dénoncés les uns les autres…», remarque Thomas Johnson, réalisateur d'un documentaire sur la résurgence de la figure de Staline dans la Russie de Poutine. Il souligne «un grand refoulement collectif, dont la situation ukrainienne est une récente manifestation». Un refoulement encouragé par une volonté politique.
Un musée du goulag créé en 1992 sur le site de Perm-36, dans l'Oural (le célèbre dissident Vladimir Bukovsky y a été détenu), vient par exemple d'être complètement «réorienté» par les autorités : il ne racontera plus Staline, la répression, les goulags, mais «comment notre grand peuple s’est protégé de la cinquième colonne et des nazis ukrainiens», s'indigne Aleksandr Kalikh, de l’ONG Mémorial.
Des responsables à l'esprit «rongé par la mythologie stalinienne»
«Cette réhabilitation de la mémoire du stalinisme peut être vue comme un moyen pour le régime de justifier sa propre politique de violation des droits de l’Homme : car si même la terreur stalinienne peut être justifiée par ses buts, pourquoi le gouvernement actuel ne pourrait-il pas, lui aussi, faire tout ce qui est nécessaire pour le "bien" du pays ? (...) Le passé semble donc avoir été coopté par les logiques politiques du présent», analyse le chercheur Kora Andrieu.
«Nul besoin d'être un génie pour remarquer que depuis une quinzaine d'années (Poutine est arrivé au pouvoir en 2000, NDLR), la thématique stalinienne est instrumentalisée par les dirigeants pour anesthésier les consciences, les rendre insensibles à la réalité actuelle, bien présente», fait remarquer l'éditorialiste Andreï Chéline. «Mais il y a autre chose. Les esprits des responsables sont eux-mêmes rongés par la mythologie stalinienne, et eux aussi tentent de se couper de la réalité en recourant aux images du passé.»
Choisi de préférence à un Lénine symbole de révolution donc de désordre, le fantôme de Staline hante la Russie de Poutine. Taillé sur mesure à l'image idéale d'un dirigeant autocratique et de son rêve de grandeur nationale.
Mais loin des folkloriques babouchkas et traditionnels vétérans de la «Grande Guerre patriotique» qui font prendre l'air au portrait de leur héros le 9 mai (jour de la victoire sur l'Allemagne nazie), loin des sections du PC brandissant son icône au milieu des drapeaux rouges (en 2008, celle de Saint-Pétersbourg a même proposé une canonisation), le dictateur responsable des purges, de la Grande Terreur et de la famine de 1932 en Ukraine est toujours en grâce dans les hautes sphères.
Au secours, Staline revient !
L'élite politique, souvent issue comme Vladimir Poutine du FSB (ancien KGB), lui voue un culte décomplexé, si l'on en croit Andreï Zoubov, universitaire moscovite limogé pour avoir comparé l'annexion de la Crimée à l'Anschluss. «Bien sûr que (la figure de Staline) revient», affirmait-il en juillet 2014. «Si vous aviez l’occasion d’assister à une cérémonie en mémoire du KGB organisée par des hauts fonctionnaires, vous entendriez – après quelques verres – combien ils sont en adoration envers Staline. (...) Ils aimeraient bien lui ériger des monuments, mais le pouvoir ne s’y est pas encore décidé.»
Un monument au «petit père des peuples»? Il serait vu d'un bon œil par 37% des Russes, selon le sondage Levada (contre 24% en 2010). A Novoskuznetsk, en Sibérie, le PC s'est débrouillé pour faire plébisciter une statue de Staline par 70% des habitants. Gori, la ville géorgienne natale de Joseph Djougachvili, a remis sur pied en 2013 les siennes, déboulonnées lors de la Révolution des roses, en 2010. «Il reste le plus grand des Géorgiens, ce qui flatte le sentiment nationaliste», analysait alors l'ancien diplomate Vladimir Fedorovski, auteur du Fantôme de Staline.
Autre idée dans l'air du temps : et si Volgograd redevenait Stalingrad? Lancée par le vice-Premier ministre Dmitri Rogozine, elle plairait assez à Poutine... mais seulement à un Russe sur trois: 69% s'y opposent, évoquant la mémoire des victimes des purges et des goulags.
De plus en plus de Russes trouvent la répression justifiable
«Estimez-vous que les victimes de l'époque stalinienne soient justifiées par les grands objectifs (poursuivis par le régime) et les résultats obtenus sur une courte période?» Cette question glaçante du sondage Levada reçoit 45% de réponses positives, presque deux fois plus qu'en 2012. En 2010, 32% des Russes considéraient Staline comme un criminel d'Etat – ils ne sont plus que 25%, et 57% rejettent ce jugement.
Même son de cloche, ou presque, chez les utilisateurs des réseaux sociaux, sondés le 5 mars 2015 (lien en russe) par un autre institut. Pour le 62e anniversaire de la mort de «l'homme d'acier» (stal', en russe), 14% n'ont pas craint de valider l'assertion suivante: «Oui, je pense que seul un leader utilisant des méthodes strictes de type stalinien, y compris la répression de masse, est à même de redresser le pays.» Près de 30% se disent tout de même opposés à ce que se répète une telle dictature.
L'Histoire réécrite au risque du révisionnisme
«Il est difficile de dire si nous aurions pu gagner la guerre si le pouvoir n’avait pas été aussi implacable», a estimé Vladimir Poutine au cours d’une rencontre avec des universitaires et professeurs d’Histoire, tout en réhabilitant le pacte Molotov-Ribbentrop (traité de non-agression entre l'URSS et l'Allemagne hitlérienne conclu en août 1939).
Ainsi, le nouveau manuel d'histoire officiel de la rentrée scolaire 2015-16 mentionne certes les répressions (en quelques lignes), mais sans citer le nombre admis de 20 millions de morts, et il les justifie au nom de la révolution culturelle et de l’industrialisation du pays. Staline devient une sorte de Pierre le Grand (considéré comme le grand bâtisseur d'une Russie moderne) contemporain, «le leader le plus efficace de l’URSS». Malgré quelques «pages sombres» dans le passé russe, (...) «nous ne pouvons pas nous permettre d’être rongés par la culpabilité», a tranché le président russe lors de la conférence de presse présentant ce nouveau manuel.
«Pour les conseillers du président, il ne s'agit pas de nier les crimes du régime stalinien, les arrestations et les exécutions de masse, mais de minimiser, de relativiser ces événements», expliquait en 2013 Lev Goudkov, le directeur du centre Levada. «Il faut insister sur les mérites de Staline chef militaire et homme d'Etat, modernisateur du pays devenu une "superpuissance"» qui, dans les années 50, gagnait la course à l'espace contre les Américains.
Une politique qui porte d'ores et déjà ses fruits, puisque selon une enquête du Carnegie Endowment for International Peace, 34% seulement des étudiants du secondaire comprennent aujourd'hui le sens du mot «goulag», contre 82% en 1992.
Un grand refoulement collectif
La mémoire du goulag est menacée pour plusieurs raisons. D'une part, à cause de la complexité du travail historiographique : peu de rescapés, des archives contrôlées par l'Etat, une libération de la parole commencée à la perestroïka gorbatchevienne mais interrompue par la crise des années 90. Avec les guerres de Tchétchénie et les difficultés économiques, l'antistalinisme naissant a perdu du terrain.
Par ailleurs, la responsabilité du peuple russe dans sa propre tragédie l'incite à la refouler. «C’est très dur à accepter, à vivre et même à comprendre pour un peuple de reconnaître qu’il a été son propre ennemi, que les gens se sont dénoncés les uns les autres…», remarque Thomas Johnson, réalisateur d'un documentaire sur la résurgence de la figure de Staline dans la Russie de Poutine. Il souligne «un grand refoulement collectif, dont la situation ukrainienne est une récente manifestation». Un refoulement encouragé par une volonté politique.
Un musée du goulag créé en 1992 sur le site de Perm-36, dans l'Oural (le célèbre dissident Vladimir Bukovsky y a été détenu), vient par exemple d'être complètement «réorienté» par les autorités : il ne racontera plus Staline, la répression, les goulags, mais «comment notre grand peuple s’est protégé de la cinquième colonne et des nazis ukrainiens», s'indigne Aleksandr Kalikh, de l’ONG Mémorial.
Des responsables à l'esprit «rongé par la mythologie stalinienne»
«Cette réhabilitation de la mémoire du stalinisme peut être vue comme un moyen pour le régime de justifier sa propre politique de violation des droits de l’Homme : car si même la terreur stalinienne peut être justifiée par ses buts, pourquoi le gouvernement actuel ne pourrait-il pas, lui aussi, faire tout ce qui est nécessaire pour le "bien" du pays ? (...) Le passé semble donc avoir été coopté par les logiques politiques du présent», analyse le chercheur Kora Andrieu.
«Nul besoin d'être un génie pour remarquer que depuis une quinzaine d'années (Poutine est arrivé au pouvoir en 2000, NDLR), la thématique stalinienne est instrumentalisée par les dirigeants pour anesthésier les consciences, les rendre insensibles à la réalité actuelle, bien présente», fait remarquer l'éditorialiste Andreï Chéline. «Mais il y a autre chose. Les esprits des responsables sont eux-mêmes rongés par la mythologie stalinienne, et eux aussi tentent de se couper de la réalité en recourant aux images du passé.»
Choisi de préférence à un Lénine symbole de révolution donc de désordre, le fantôme de Staline hante la Russie de Poutine. Taillé sur mesure à l'image idéale d'un dirigeant autocratique et de son rêve de grandeur nationale.
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