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Jacques Sapir sur la Russie et l'Ukraine: «le double discours» des Occidentaux

Que cherche la Russie dans le conflit ukrainien ? Et de leur côté, les Occidentaux ont-ils une stratégie pertinente dans ce dossier? Autant de questions auxquelles répond l’économiste français Jacques Sapir, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris et enseignant à l’Ecole économique de Moscou. Un spécialiste et un ami de la Russie qui a son franc-parler...
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Jacques Sapir à Paris le 4 décembre 2008 (AFP - Lionel Bonaventure)
Comment peut-on expliquer l’attitude de la Russie dans le conflit ukrainien ?
Elle reconnaît que l’avenir de l’Ukraine est l’affaire des Ukrainiens et ne se soucie pas de savoir qui est au pouvoir à Kiev. Mais pour autant, si ce pays entre dans l’OTAN et se rapproche de l’UE, les Russes estiment que cela les met en état de faiblesse et qu’ils ne pourront pas rester sans réagir.
 
Ils savent que l’on peut frapper Moscou à partir de Karkhov (est de l’Ukraine). La mémoire collective russe se souvient que l’offensive allemande de 1941 a notamment commencé à partir de l’Ukraine. Pour eux, ce pays a un évident rôle stratégique. Ils estiment qu’ils doivent agir en connaissance de cause.
 
Ne retrouve-t-on pas là le concept de «souveraineté limitée»’chère à l’URSS ?
D’après vous, que feraient les Etats-Unis si le Canada concluait des accords militaires avec la Russie ? Ils ne laisseraient évidemment pas faire ! C’est une réalité géostratégique.
 
La position de la Russie a-t-elle varié depuis le début de la crise (novembre 2013) ?
Non, elle est toujours restée la même. Ce qui a changé, c’est la situation à Kiev et la désintégration de l’Etat ukrainien avec la place importante qu’occupent certains mouvements politiques ultranationalistes au sein du gouvernement. Il faut voir que l’insurrection armée a commencé quand le nouveau pouvoir a renoncé au russe comme langue officielle.

De leur côté, au départ, les insurgés de Lougansk (est) demandaient une fédéralisation du pays. Quand le président russe Vladimir Poutine et son homologue ukrainien, Petro Porochenko, se sont rencontrés le 6 juin 2014 à Paris en marge des cérémonies pour le 70e anniversaire du Débarquement en Normandie, une trêve était possible. Mais Porochenko a été mis sous pression par les ultranationalistes ukrainiens qui ont imposé une «opération antiterroriste».
 
Les combats ont déjà fait 5000 morts. Quand on tire sur les séparatistes des deux régions du Donbass, Donetsk et Lougansk, on ne doit pas s’attendre à ce qu’ils acceptent des pourparlers. En 2015, la situation est donc très différente par rapport à celle de l’année précédente. Aujourd’hui, le pouvoir russe semble parler, pour ces régions, d’un statut d’autonomie, comme celui du Kurdistan irakien. Dans l’état actuel des choses, c’est le maximum de ce que les Ukrainiens peuvent obtenir. Sinon, on se dirige vers l’indépendance. Il y a eu trop de morts et de souffrances.

La réaction d'une Ukrainienne devant un immeuble bombardé à Yenakieve, au nord-est de Donetsk, en zone rebelle, le 2 février 2015. (Reuters - Maxim Shemetov)
 
Le Kremlin n’utilise-t-il pas l’affaire ukrainienne à des fins de politique intérieure ?
Vladimir Poutine n’a pas joué la carte nationaliste. J’ai plutôt l’impression qu’il est assez gêné par l’immense engouement de la société russe pour les insurgés. Quand je me suis rendu à Moscou en mars 2014, j’ai trouvé des gens chauffés à blanc sur la question ukrainienne. Les étudiants, par exemple, ont des positions beaucoup plus radicales que celles défendues dans la presse. A tel point qu’un vice-ministre m’a même dit qu’il ne savait pas trop où cela allait mener le pays.

Poutine agit sur le mode «Je suis leur chef, donc je les suis». Mais je pense qu’il aimerait avoir les mains plus libres vis-à-vis des insurgés et davantage de moyens de pression. Il préfèrerait que son opinion se désintéresse du dossier. Ce qui pourrait d’ailleurs se produire si les difficultés économiques de la Russie s’intensifient.

Etes-vous en train de dire que les sanctions occidentales peuvent ainsi avoir une influence politique?
Ce n’est pas ce que je dis. Je pense au contraire que l’effet des sanctions financières est en train de s’épuiser. A terme, tout cela pourrait coûter à l’UE entre 0,5 et 0,75% de sa croissance en 2015-2016.
 
Comment les Russes jugent-ils l’attitude des Occidentaux ?
Ils ont le sentiment, à tort ou à raison, qu’il y a un double discours des Occidentaux. D’un côté, ceux-ci ont accepté l’indépendance du Kosovo. Mais de l’autre, ils refusent celle de la Crimée et de l’est de l’Ukraine. Les Russes jugent donc leurs réactions inconséquentes. Exemple : d’un côté, l’Ouest sanctionne la firme pétrolière Rosneft, mais épargne le gazier Gazprom, principal fournisseur de l’Allemagne. Où est la cohérence ?
 
Dans le même temps, à Moscou, on sait parfaitement que ce sont les Américains qui ont dicté les sanctions et qu’il n’y a pas eu de réflexion européenne sur la question. Motif : les banques de l’UE sont terrorisées par ce qui est arrivé à la BNP aux Etats-Unis. L’UE n’a pas de politique et prend des décisions au coup par coup. Dans ce contexte, les dirigeants russes n’ont plus aucun respect pour la politique européenne.

Le président russe Vladimir Poutine en train de prononcer un discours sur la place rouge à Moscou le 9 mai 2014, lors des cérémonies de la victoire de 1945. (Reuters - Grigory Dukor)
 
Et comment réagit l’opinion ?
Je ne peux que vous parler des gens que je fréquente, et qui appartiennent aux couches éduquées de la population : universitaires, responsables économiques… Eux ont le sentiment qu’on trouve à l’Ouest un racisme anti-russe. On me demande même, à moi qui ai des origines russes, si je ne suis pas physiquement menacé en France ! Dans le même temps, il n’y a aucune hostilité vis-à-vis des Occidentaux vivant en Russie. Et le pays est très ouvert sur le reste du monde : Afrique, Amérique latine…
 
Comment voyez-vous l’évolution de la situation ?
Il y a évidemment plusieurs cas de figure. Il est possible qu’après l’affaire de la «poche de Debaltseve» et le lourd revers de l’armée ukrainienne, on arrive à une ligne de front continu et que les deux parties acceptent une force d’interposition. Un cessez-le-feu stable pourrait être alors instauré, les émotions retomber et les discussions reprendre. Mais dans l’état actuel des choses, c’est impossible.
 
Il est évident qu’aujourd’hui, un cessez-le-feu ne tiendrait pas. L’armée de Kiev est en train de subir une défaite. Et même si ses soldats se mettent à utiliser de nouvelles armes fournies par l’Occident, celles-ci ne leur seront pas forcément d’une grande aide. Côté ukrainien, la guerre n’a pas de légitimité profonde, contrairement à ce que l’on constate du côté pro-russe. Le mouvement de protestation contre la conscription s’amplifie : en trois jours, 7500 jeunes ont fui en Russie (information non-confirmée côté ukrainien et occidental, NDLR).

Le président Porochenko a un contrôle très relatif de son pouvoir et de son territoire. Alors que des oligarques arment des mercenaires, dont certains parlent anglais, si l’on en croit des images diffusées par la télévision russe et tournées, je pense, par des journalistes indépendants. Ces forces poussent à l’offensive. Dans le même temps, on trouve à Kiev, au sein de certains ministères comme ceux des Finances, de la Défense, de l’Intérieur, deux administrations bien séparées, avec des conseillers américains.

Ces gens-là sont-ils prêts à accepter un compromis ? Ou vont-ils faire pencher le pays vers une guerre à outrance. Dans ce cas, les jours de Perochenko seraient comptés. Car lui-même n’est pas un extrémiste. Il y a beaucoup plus extrémiste que lui.

A lire aussi: RussEurope, le blog de Jacques Sapir

Les liens hypertextes sont de la rédaction


Des séparatistes pro-russes montent la garde près de véhicules endommagés lors de combats avec des troupes ukrainiennes près de Donetsk (est de l'Ukraine), le 16 décembre 2014. (Reuters - Maxim Shemetov)

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