La Centrafrique "est un pays sous emprise de la Russie", témoigne un journaliste lanceur d'alerte
Il est nerveux quand il doit raconter son histoire. Ephrem Yalike vit en France depuis le mois de juin où il essaie de retrouver une vie normale avec sa femme et son fils après avoir dénoncé la propagande dans son pays. La Centrafrique est "un pays sous emprise de la Russie", témoigne ce journaliste centrafricain.
Ce lanceur d'alerte, témoigne au sein d'une enquête sur les opérations d'influence russe en Afrique du réseau international de journalistes d’investigation Forbidden Stories. La mission de ce consortium de journalistes et de médias, dont fait partie Radio France, est de poursuivre le travail de reporters réduits au silence.
Ephrem Yalike a dû quitter son pays après avoir été menacé de mort par les hommes du groupe Wagner, l'organisation paramilitaire créée par Evguéni Prigojine, l'oligarque russe tué en août 2023 dans un accident d’avion. "En France, je me sens en sécurité, mais je ne sais pas ce qui peut advenir et ils sont capables d'utiliser tous les moyens pour m'atteindre", explique le journaliste qui accepte de témoigner pour la première fois.
Recruté par Wagner
Ephrem a été approché fin 2019 alors qu'il travaillait pour plusieurs journaux à Bangui. "À cette époque, la République centrafricaine était abandonnée par son ancien partenaire qu'est la France avec la présence des forces Sangaris, raconte Ephrem. Les forces Sangaris ont décidé de quitter le pays et l'arrivée des Russes était considérée comme un soulagement pour tout le peuple centrafricain. Donc moi, étant journaliste contacté par les Russes, ça me faisait plaisir de contribuer au retour de la paix dans mon pays."
Un certain Micha, un russe assisté d'un traducteur francophone, va le recruter. Micha, de son vrai nom Mikhaïl Prudnikov fait partie de la toile d'araignée qu'Evguéni Prigojine, l'ex-patron de Wagner, s'est employé à tisser en Afrique. "Il me donne une thématique et moi, je suis censé rédiger cet article positivement, et je le fais placer dans les médias", explique Ephrem.
"Un seul article, ça peut valoir 10 000 ou 20 000 francs CFA, ça dépend de l'information."
Ephrem Yalike, journaliste centrafricainà franceinfo
Ces 10 000 ou 20 000 francs CFA représentent entre 15 et 30 euros, soit le quart du salaire mensuel d'Ephrem. Il les reçoit à chaque publication d'un article en faveur de l'armée centrafricaine et de ses partenaires russes. Mais ce n'est pas tout. "Il me demande aussi de contacter certains leaders qui sont favorables aux actions des Russes en Centrafrique et de leur demander s'ils ont la capacité de mobiliser 500 personnes pour une manifestation devant le siège de la Minusca [Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique]. La Minusca, c'est-à-dire l'ONU en République centrafricaine, est dans le pays pour neutraliser les groupes armés. Du coup, les Russes veulent se faire passer aux yeux du peuple centrafricain comme les meilleurs sur le terrain. Et pour cela, il faut qu'ils puissent discréditer les actions menées par la Minusca."
"Une présence pour des intérêts personnels"
L'autre tâche qui incombe à Ephrem est de trouver des personnalités pour venir parler en bien des mesures prises par les autorités centrafricaines, comme ce décret qui a permis au président Faustin-Archange Touadéra d'installer un comité chargé de rédiger une nouvelle Constitution l'autorisant à briguer un troisième mandat. Dans une conversation qu'il a enregistrée, un homme lui demande : "Nous attendons de ta part, cette petite liste de cinq personnes avec les noms, prénoms, et leur poste, qui pourraient exprimer leur opinion positive au sujet des deux décrets d'avant-hier."
"Le contrat tacite qui est passé entre les autorités russes et le président Touadéra : 'C'est nous vous envoyons des soldats pour protéger votre pouvoir des groupes rebelles. En contrepartie, nous, nous voulons avoir l'accès à vos ressources, à vos mines de diamants, à vos mines d'or.'", explique Colin Gérard, docteur en géopolitique. Il a étudié les liens entre Wagner et la Centrafrique dans le cadre d'une thèse sur la stratégie d'influence informationnelle de la Russie.
"Il y a une stratégie, une logique de prédation. Aujourd'hui, le groupe Wagner et les Russes se sont emparés du pouvoir en Centrafrique."
Colin Gérard, docteur en géopolitiqueà franceinfo
"Si aujourd'hui j'ai décidé de dénoncer, il en va de ma dignité", souligne Ephrem Yalike. "La présence russe en Centrafrique n'est pas une présence pour aider. C'est une présence d'intérêts personnels de Wagner, des intérêts des Russes", ajoute-t-il.
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