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Législatives au Royaume-Uni : les 5 stratégies qui ont offert une large victoire à la gauche dans une circonscription de Brighton

A travers l'exemple de Kemptown, une des trois circonscriptions de Brighton et ses alentours, dans le sud de l'Angleterre, franceinfo remonte le fil de la campagne pour comprendre ce qui a permis, localement, une victoire écrasante du Labour.

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
Lloyd Russel-Moyle sonne chez un sympathisant du Labour pour s'assurer qu'il est allé voter aux législatives à Brighton, le jeudi 8 juin 2017. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Brighton vient de subir un raz-de-marée. Pourtant, vendredi 9 juin au petit matin, les promeneurs déambulent toujours tranquillement le long de la plage, tandis que les rues se remplissent de mines fatiguées partant travailler. La vague rouge, massive, qui a emporté toute une partie de la ville ainsi que les communes voisines, s'est en fait produite la veille dans les urnes, à l'occasion des législatives britanniques.

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A Kemptown, une des trois circonscriptions de Brighton et Hove, cette station balnéaire de l’East Sussex qui n'en fait qu'à sa tête, le Labour a même écrasé de 10 points le député en place depuis 2010 et membre du gouvernement conservateur de Theresa May, Simon Kirby. Exactement 9 868 voix séparent les deux partis, contre seulement 690 quand les Tories l'ont emporté en 2015.

Cette victoire du Labour dans ce petit bout de Royaume-Uni n'est pas si anecdotique que cela. En plus de contribuer à affaiblir le gouvernement, elle illustre une bascule à gauche d'ampleur nationale jugée impensable il y a deux mois. Alors, comment comprendre la prise de Kemptown et des 30 autres sièges arrachés par les travaillistes (lien en anglais) à leurs adversaires ? Voici les cinq leçons à retenir de la campagne du Labour dans cette circonscription.

1Ne jamais laisser tomber sa base

Alors qu'il arpentait jeudi les rues de Kemptown une liste de noms et une poignée de tracts à la main, Lloyd Russell-Moyle, le candidat travailliste, savait combien il est important de mobiliser sa base. "Aujourd'hui, tout va dépendre de la participation. Si les sympathisants du Labour se mobilisent autour de 65%, alors nous avons une chance", avance celui qui sera élu quelques heures plus tard.

La preuve avec cette scène, répétée tout au long de la journée :

"Bonjour ? Il y a quelqu'un ?" demande le tout jeune trentenaire en costume gris clair en poussant la porte laissée ouverte d'une petite maison décorée d'une affiche du parti. Un jeune homme apparaît au fond du couloir, ravi de cette visite surprise du candidat.

"— Vous avez déjà pu voter ? Non ? Ne tardez pas, chaque vote compte", prévient le challenger tandis que son hôte s'explique.

"— Je décolle dans cinq minutes, j'attends juste ma copine !"

Les deux hommes échangent quelques mots et une poignée de main. Sur le trottoir, une militante raye deux noms de sa liste. "Nous frapperons aux portes de tous ceux dont nous ne savons pas avec certitude s'ils ont voté. Nous serons là jusque 22 heures", le moment de la fermeture des bureaux de vote, promet Lloyd Russell-Moyle. L'effort a payé.

Pourtant, la stratégie adoptée interroge. La circonscription est divisée entre une partie Ouest urbaine, jeune, multiculturelle et profondément travailliste, et une partie Est très conservatrice, familiale ou âgée. Pourquoi les travaillistes ont-ils concentré leurs efforts sur des quartiers déjà acquis à la cause du parti ? Pourquoi ne pas tenter de convaincre de l'autre côté des collines qui séparent Brighton de sa voisine conservatrice, Peacehaven ?

"C'est une campagne extrêmement courte, a rappelé Samuel Tarry, un élu local londonien proche de Jeremy Corbyn, sur le terrain de Kemptown la veille du vote pour une ultime prise de température. Nous n'avons pas le temps ni les moyens de nous mobiliser là-bas. Dans cette circonscription où nous avons perdu de quelques centaines de voix en 2015, nous pouvons l'emporter en mobilisant nos sympathisants qui pourraient ne pas voter, ou ceux qui seraient tentés par des petits candidats. C'est la stratégie du parti." Un plan qui valait d'ailleurs pour toutes les zones "gagnables" par le Labour, expliquait-il alors. 

2Occuper le terrain

Ainsi, à Peacehaven, les habitants ont reçu quelques tracts dans leurs boîtes aux lettres, mais n'ont reçu que quelques visites des militants du Labour. Quant aux conservateurs, ils n'ont investi la rue ni dans leur bastion de la circonscription ni dans les zones travaillistes. "Ce n'est pas leur culture, balayait ainsi "Poppy", jeune travailliste chargée de distribuer tracts et affiches dans les rues de Kemptown, à la veille du scrutin. Ils n'ont pas de militants dehors. Eux, ils se contentent de mettre de l'argent pour envoyer les tracts par courrier et faire de la publicité, mais ils ne font pas de campagne de terrain", analysait-elle jeudi. Forcément partisane (avec son tee-shirt Jeremy Corbyn et son autocollant 'Vote Labour' sur le cœur), elle osait même en déduire que "ce ne sont pas des gens qui aiment le contact humain". Une allusion à Theresa May, la Première ministre, souvent jugée peu à l'aise dans les déplacements de terrain, au détriment d'un Corbyn mieux rodé par des années d'activisme.

Katarina et "Poppy" (au centre), deux militantes du Labour, distribuent des affiches à la veille des élections législatives, mercredi 7 juin 2017, à Brighton (Royaume-Uni.) (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Grâce aux militants comme "Poppy", les rues du Kemptown travailliste s'étaient parées de rouge bien avant la date du vote. Dans le centre-ville, pas de panneaux électoraux, mais des milliers de petites affiches et slogans plaqués contre les fenêtres. Ce n'est pas un gage de victoire dès lors que les conservateurs adoptent moins ces pratiques, certes. Mais il y a là de quoi donner l'impression d'un momentum qui peut se révéler crucial pour embarquer des indécis ou motiver des abstentionnistes. Ainsi, même dans les quartiers résidentiels de Peacehaven, plusieurs pancartes "Vote Labour" accueillaient les passants, plantés dans des jardins. Des panneaux rouges rares donc immanquables.

Une pancarte pour le Labour dans le jardin d'un pavillon de Peacehaven, une banlieue résidentielle conservatrice de Brighton, jeudi 8 juin 2017. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

3Convaincre les jeunes

Cet appel à la mobilisation a particulièrement visé les jeunes. Entre l'annonce des législatives anticipées début avril et la clôture des listes électorales, le 22 mai, plus de 1,5 million de jeunes Britanniques s'y sont inscrits à l'échelle nationale. A Kemptown aussi, où réside une partie des étudiants de l'université de Brighton, le vote des jeunes a contribué à faire la différence, quand les personnes âgées tendent plutôt vers les conservateurs.

Josh, 19 ans et électeur à Peacehaven, a bien exprimé cette crainte en allant déposer son bulletin dans l'urne jeudi, accompagné de son père. "Ici, il y a beaucoup de gens âgés, soupirait-il, craignant que ces derniers ne privent le Labour d'une revanche. C'est un fait démographique contre lequel on ne peut pas faire grand-chose." Quoi que ? "J'ai réussi à le convaincre!", a-t-il lancé à l'intention de son quinquagénaire de père, ancien électeur conservateur déçu.

4Miser sur le concret, plutôt que sur l'idéologie

De part et d'autre de la circonscription, les électeurs ont vanté les mérites de leur camp bien différemment. Chez les travaillistes, à l'Ouest, tous ont rappelé "l'impact des politiques menées par les Tories ces dernières années", exemples à l'appui. Kat et Charlotte, deux élèves infirmières intarissables sur le NHS, l'équivalent de la Sécurité sociale, argumentent : "Ce ne sont pas des concepts, ce sont des faits réels, des politiques qui vont mener à une crise sanitaire", s'alarmait-elle en évoquant la politique de Theresa May. Pour sa part, Josh, le jeune électeur à New Haven, "a bien compris ce que l'on risquait lors d'une récente opération des yeux".

Libby, 51 ans, survivante du cancer, déclarait devant le bureau de vote s'être rendue le matin même chez un médecin pour se rassurer après avoir craint une rechute dans la nuit. "Je n'ai pas payé un centime. Que se passerait-il sans cet accès aux soins ?" Enfin, George, 27 ans, a cité l'éducation comme argument principal. Ses études de musicologie ont été interrompue quand l'université à laisser tomber cette filière peu rentable.

Du côté des supporters du conservateur Simon Kirby croisés devant les bureaux de vote, il s'agit plutôt de défendre coûte que coûte "la continuité." C'est le cas de Dean, 33 ans, qui déclarait simplement vouloir que "le parti face ce qu'il a promis sur le Brexit", c'est-à-dire des négociations "dures." Un argument partagé par Ian, membre du Parti conservateur de 83 ans et chargé de relancer les sympathisants retardataires par téléphone. "Ce qui compte, en cette période troublée, c'est la stabilité." Alors que le programme des conservateurs à l'échelle nationale a été vivement critiqué, ces arguments plus généraux, limpides pour les militants, se sont révélés peu fédérateurs au-delà de cette ligne partisane, notamment à Brighton où près de 70% des électeurs souhaitaient rester dans l'Union européenne.

Pour les conservateurs, la menace d'une victoire du très à gauche Jeremy Corbyn a en revanche fait l'effet d'un argument épouvantail. "Corbyn, on ne peut pas lui faire confiance", expliquait ainsi Tina, 56 ans, rencontrée mercredi dans un parc de Peacehaven. Ce même jour, un homme a refusé le tract de "Poppy", la militante travailliste de Brighton, lui signifiant plus directement qu'il ne voterait "jamais pour ce communiste complètement cinglé". Au final, il semble que les électeurs indécis aient été plus sensibles aux exemples concrets qu'aux attaques ad hominem.

5Privilégier les alliances tactiques

A Kemptown, les travaillistes ont pu compter sur le soutien des Verts. Le Green Party, minuscule à l'échelle nationale,  bénéficie ici d'une petite popularité, notamment parce que la circonscription voisine, un quartier central de Brighton nommé Pavilion, compte la seule et unique députée écologiste du Royaume-Uni (laquelle a d'ailleurs conservé son siège jeudi, pour la troisième fois consécutive).

En 2015, les Verts avaient obtenu à Kemptown 3 187 voix. "Après la défaite du Labour à 690 voix près, les gens étaient très remontés contre les Verts", expliquait Nathan, un militant du coin, interrogé mercredi. Deux ans plus tard, en se retirant au profit du Parti travailliste, les Verts ont cette fois permis un renversement probablement décisif.

Au Royaume-Uni, le mode de scrutin uninominal majoritaire à un tour (celui qui rassemble le plus grand nombre de voix l'emporte) favorise les grandes formations. Alors, dans de nombreuses circonscriptions, le retrait tantôt des Verts, des libéraux-démocrates ou du parti Ukip, a contribué à faire basculer la tendance. A Kemptown, elle a permis une large victoire du Labour, là où tous prédisaient un match archi-serré.

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