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"Opération César" : l'enquête sur les horreurs du régime syrien qui "rassemble les pièces du puzzle"

Dans son livre qui paraît mercredi, la journaliste Garance Le Caisne a recueilli les histoires de témoins des exactions commises par le régime de Bachar Al-Assad, notamment celle de César, un ex-militaire qui a produit des milliers de photos attestant de ces crimes contre l'humanité.

Article rédigé par Christophe Rauzy - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Une femme a du mal à retenir ses larmes devant une exposition organisée à New York (Etats-Unis) et présentant des photos de corps de victimes du régime syrien, prises par César, un militaire qui a fui la Syrie en 2014 avec des milliers de clichés. (LUCAS JACKSON / REUTERS)

Elle suit le conflit syrien depuis le début de la Révolution en 2011, a pris "trois bombes sur la gueule", mais Garance Le Caisne n'est "pas un reporter de guerre avec le gilet multipoches", comme le dit elle-même cette journaliste indépendante. En revanche, c'est bien de guerre, et surtout de crimes de guerre et contre l'humanité, dont il est question dans son livre Opération César, qui paraît mercredi 7 octobre chez Stock.

Le titre de l'ouvrage fait référence à l'homme considéré comme le grand témoin des exactions imputées au régime de Bachar Al-Assad. Cet ancien militaire syrien était chargé de prendre en photo les corps suppliciés de victimes atrocement torturées. Plus de 45 000 clichés et documents qu'il a transmis à l'étranger avant de fuir son pays en juillet 2013.

Alors que les journalistes du monde entier ont tenté d'approcher cet homme qui vit caché dans un lieu tenu secret, Garance Le Caisne est parvenue à le rencontrer et à recueillir son témoignage, mais aussi celui d'autres opposants passés entre les mains des tortionnaires de Damas. La reporter décrit à francetv info les difficultés de son enquête et sa "fierté" de relayer des preuves accablantes contre la "dictature" syrienne.

Francetv info : Votre livre est le résultat d'un long travail d'enquête. Qu'est-ce qui a été le plus difficile ? Parvenir à approcher César ?

Garance Le Caisne : Tout a été compliqué, pendant les dix mois qu'a duré l'enquête. J'ai failli arrêter deux fois. Avant de rencontrer César, je suis notamment allée en Turquie voir ceux qui archivent les photos des cadavres torturés. Cela a été le choc : pendant deux jours, ils m'ont décrit les supplices qu'ils avaient classifiés, détaillant notamment comment de nombreux visages de victimes avaient été énucléés. J'en ai chialé. C'était aussi difficile parce que je n'étais pas sûre que César me parlerait. Et puis j'ai réussi à entrer en contact avec lui. Mais je ne me suis pas arrêtée là, je suis allée à la recherche de rescapés pour qu'ils me confirment les exactions rapportées par César. Oui, cela a été dur, mais c'est d'abord parce que l'histoire de ces gens est très douloureuse.

Quel est le but de votre livre ?

Depuis quatre ans, nous n'avons que des coups de projecteurs sur la Syrie, nous ne travaillons plus sur la longueur sur ce sujet. Un jour les médias nous parlent d'un massacre, puis d'Alep, puis de l'Etat islamique, puis des Yézidis. Il n'y a plus de lien entre les choses. Le travail que j'ai mené permet de faire ce lien, de recontextualiser ces exactions, à travers les histoires personnelles de ces témoins. Beaucoup plus que la rencontre avec César, c'est la chose dont je suis la plus contente. Je suis aussi très fière d'avoir apporté un élément qui était jusque-là inconnu : une carte qui montre que les lieux où des milliers de gens ont été torturés et tués se situent au cœur de Damas. Et l'un des pires centres de torture, l'hôpital militaire de Mezzeh, est situé à quelques mètres du lycée français, un établissement encore visité récemment par des parlementaires français.

Comment peut-on être sûr que ces témoignages recueillis et les photos de César sont authentiques ?

Le FBI a authentifié les photos très tôt, même s'il ne les a officiellement déclarées authentiques que cet été. Sur les plans larges, on peut reconnaître des lieux identifiables sur des photos satellite. Et puis, dans la parole de César, tout s'imbrique parfaitement. J'ai fait des vérifications au fur et à mesure, mais on sent qu'il ne ment pas, qu'il ne récite pas un discours appris. Et puis son témoignage, très médiatisé, est loin d'être isolé. De nombreux Syriens collectent des preuves des exactions du régime. Les témoignages des autres rescapés que j'ai rencontrés recoupaient les éléments fournis par César. Et quand Bachar déclare que César n'existe pas, c'est la meilleure preuve du sentiment d'impunité qu'il ressent, parce que César existe bel et bien.

On sent que vous avez tissé une relation particulière avec ce témoin.

On se comprend, il sait que j'ai vu l'horreur syrienne, même si je ne l'ai pas vécue comme lui. Mais je suis plus proche de Sami, son ami qui envoyait les photos depuis Damas. Lui, je l'ai rencontré par l'intermédiaire d'un groupe d'opposants syriens. C'est Sami qui m'a donné accès à César, la première fois par Skype. Ensuite, lors de notre première rencontre, César était méfiant et je ne voulais pas lui poser de questions, pour ne pas lui donner l'impression que c'était un interrogatoire. Il m'a dit : "Notez tout parce qu'on ne se reverra pas." Et puis, au bout de trois heures, il m'a saluée en disant : "Bon, on se revoit quand ?" De mon côté, par respect pour lui et pour sa protection, je n'ai rien enregistré. Je ne lui ai pas non plus demandé son nom, parce que cela n'amène rien. C'est sa parole qui compte.

On ne trouve pas de photos de César dans votre livre. Pourquoi ce choix ?

Cela m'a aussi longtemps taraudée. César sort de Syrie avec des photos, au péril de sa vie, et on ne les publie pas. Mais ces photos sont très dures, on a craint que les gens soient sidérés, que ces images happent leur attention, or c'est surtout la parole des témoins qu'il faut entendre.

Comment César réagit-il face aux hésitations de la communauté internationale à condamner Bachar Al-Assad malgré ces preuves ?

Avec Sami, ils ont très peur de ce que font les Russes. Ils craignent aussi de voir des chancelleries reprendre contact avec Bachar Al-Assad. Ils ne connaissent pas la liberté, ils ont été façonnés par la dictature syrienne, du coup, ils ne comprennent pas les arcanes de la justice internationale. Derrière tout cela, ils voient parfois un complot contre eux et ils entretiennent un sentiment d'injustice et de colère.

Et vous, comment comprenez-vous ce statu quo ?

D'abord il y a la realpolitik. La Cour pénale internationale [qui doit être saisie par le Conseil de sécurité de l'ONU, où siège la Russie] a été créée par des Etats pour juger des Etats. Tout est très politique. Et puis, si le monde n'arrive pas à prendre conscience de ces crimes, à regarder ces photos, c'est parce qu'elles sont trop actuelles. On peut regarder des images de la Shoah, des crimes des Khmers rouges, ou du Rwanda, parce que ce sont des images du passé. En revanche, on a du mal à regarder la réalité de la Syrie parce que cela se passe aujourd'hui même, et que l'on ressent de la culpabilité. Je comprends que les gens écartent ces photos, mais pas les politiques. Quand j'entends Jean-Yves Le Drian [ministre français de la Défense] dire : "Notre ennemi, c'est l'Etat islamique, Bachar Al-Assad, c'est l'ennemi de son peuple", c'est inadmissible. Quelle morale !

Une enquête pénale pour crimes contre l'humanité a tout de même été ouverte en France...

C'est une bonne chose, et il était temps. Il aura quand même fallu un an et demi pour que l'analyse des photos de César aboutisse à cette procédure. Mais je sais que c'était compliqué de récupérer les photos. Maintenant, Laurent Fabius a été très loin dans la critique de Bachar, et c'est une très bonne chose.

Votre livre pourrait-il peser dans cette procédure ouverte en France ?

Le témoignage de ces gens va forcément peser. D'abord parce que César n'a pas encore été entendu, et que le livre va inciter les enquêteurs à le faire. Mais aussi parce que mon enquête, à travers la parole de rescapés, rassemble les pièces du puzzle, avec des témoignages, des documents du régime et une carte des lieux où ont été commises ces exactions. Mais ce livre n'a pas été fait pour cela. C'est un hasard s'il sort aujourd'hui. Il a été fait pour laisser une trace, pour que les histoires de ces gens soient écrites quelque part. C'était ma façon de redonner aux Syriens tout ce qu'ils m'ont donné pendant mes reportages.

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