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Reporter de guerre ou le mythe de Tintin par Mémona Hintermann

Grand reporter à France 3, Mémona Hintermann a couvert de nombreux conflits. Distinguée en décembre 2012 par le Grand Prix de l'Association de la Presse étrangère pour son travail, elle nous avait livré, lors du festival Prix-Bayeux des Correspondants de guerre, un regard critique sur son métier. De l'ivresse du reportage à la difficulté de décrypter l'information sur le terrain.
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
La journaliste Mémona Hintermann, en Libye pour l'élection du Congrès national, le 7 juillet 2012. (FTV/Mémona Hintermann)

«Grand Reporter ? Quel miroir aux alouettes teinté de fantasmes ! Incroyable le nombre de jeunes surdiplômés qui m’envoient lettres, mails, textos et leur rêve au cœur : «J’aimerais faire votre métier ! Comment puis-je devenir grand reporter dans des pays en guerre?» Si une telle supplique était formulée une fois, dix fois, je la prendrais pour une quête émouvante. Mais ils sont si nombreux à croire au romantisme de cette profession ! 

Quand je suis invitée dans des collèges ou lycées, la même question revient en boucle. Parfois, des parents m’abordent : «Quelles études ma fille doit-elle entreprendre pour faire comme vous ?» Disons-le carrément : je suis triste de leur répondre qu’une grande illusion les trompe et que je ne suis pas Tintin qui passe son temps à traverser le miroir. S’ils savaient ! S’ils savaient que la plupart des images reflétant notre monde déséquilibré arrivent… dans nos ordinateurs alimentés par des agences comme Reuters, AP...

Oui, bien sûr, ma génération a connu l’ivresse du reportage au loin quand nous étions envoyés pour deux ou quatre semaines !

J’ai eu un parcours de saltimbanque
Personnellement, je n’ai jamais passé une seule journée comme élève dans une école de journalisme – depuis quelques années, on m’y invite à partager mon expérience. J’ai commencé à travailler comme reporter auprès des coupeurs de cannes à sucre ou des distillateurs d’essence de géraniums sur les pentes du volcan de La Réunion parce que j’avais réussi au concours corrigé à Paris qui recrutait les deux premiers journalistes créoles de notre île.

Et c’est en créole que j’ai fait mes premières interviews : j’ai appris le français à l’école. Comment alors ai-je connu cette vie qui fait rêver tant de jeunes ? Un optimisme fou, l’envie de répandre la parole d’autres humains qui, comme moi, ont connu extrême pauvreté et humiliations, la nécessité de respirer le souffle des civils cabossés par les conflits m’ont portée. Et puis, il y a eu les clins d’œil de la chance. Et je m’en suis enivrée sans cependant  jamais être rassasiée.

Plateau en direct de Belfast, le 10 avril 1998

 

 

Ina Histoire, mise en ligne le 23 juillet 2012

Fascinée par la vie de tous les jours
Pourtant, jamais je n’ai programmé l’idée d’une «carrière» et surtout  pas de «grand reporter dans des pays en guerre». C’est la vie de tous les jours qui m’a fascinée. C’est de parler des gens en temps de paix qui a engendré le besoin de faire entendre la voix de ceux que la violence contraint au silence.

Je n’ai jamais eu qu’une priorité : être honnête, ce qui ne m’a pas protégée des manipulations. Depuis peu de temps, la manipulation est devenue encore plus sournoise et subtile : sous couvert de vidéos qu’untel ou untel vous montre ou envoie sur Internet, comment mesurer la réalité ? Il est extrêmement compliqué de débusquer, derrière l’image apparente, qui veut quoi, qui tue qui, qui mène quelle campagne. Comme il faut aller vite, de plus en plus vite, le piège peut devenir mortel…

Il faut du temps et de l'expertise
Bien sûr, l’expérience aide à allumer l’alarme du doute, à poser des questions, à mettre le téléspectateur ou le lecteur en garde contre un écran de fumée. Pour aller au-delà du rideau des apparences, il faut du temps et l’expertise de ceux qui traquent tel ou tel groupe pour comprendre ce qui se trame derrière des images qui tremblent mais pas toujours de vérité.

Exemples ?  Les séquences invérifiables fournies par des combattants dans un conflit où nous n’avons pas accès. Ne cherchent-ils pas émouvoir l’opinion pour qu’elle cède au dangereux penchant qui fait classer le monde dans deux colonnes : d’un côté les bons, de l’autre les méchants ? Mais qui les soutient, les équipent, les arment et dans quel but ? Et quelle est leur vision du monde ? Ils se laissent rarement trahir sur ces champs qui les démasqueraient…

Les images sont un redoutable arsenal
La «valeur ajoutée du reporter expérimenté» autant que son devoir est de  trier ces images, de les analyser, de les décrypter. Discerner un plan de communication derrière ce qui nous est présenté comme une information, quelle responsabilité redoutable !  Car aujourd’hui, des rebelles tout comme le pouvoir qu’ils combattent, recourent à un arsenal aussi essentiel que les armes : les images.

Reporters sur le terrain ou commentateurs derrière nos écrans dans une salle de montage à Paris, Berlin, Londres...  nous risquons d’être les otages des parties au conflit. Ils ont tous besoin de passer par nous pour parvenir  à «travailler l’opinion». C’est la première marche indispensable pour arracher le soutien des pouvoirs politiques qu’ils veulent ranger de leurs côtés. Le moyen le plus sûr et le plus rapide d’aboutir à ce résultat passe par «les preuves» qui les poussent à se battre : avec des images de massacres commis par l’ennemi, ils espèrent forcer tel ou tel pays et l’ONU à prendre fait et cause pour leur camp. Et ils savent très bien sur quelle corde de nos sensibilités il faut jouer.

 

Mémona Hintermann, en février 1999, lors d'un reportage en Russie. (FTV)

 

De nouveaux défis
La difficulté s’est nettement accrue depuis les révolutions arabes de 2011, quand la diffusion presque instantanée des images par téléphones portables a rompu toutes les digues de nos précautions habituelles. Comment renoncer à utiliser ces sources et ces témoignages si nos concurrents le font ? Dilemme ! Mais pas indéfiniment. Puisqu’il faut aller vite, aussi vite que tout le monde, au risque de servir de boite aux lettres.

Dans ce panorama nouveau, quelle place donner au reportage qui vérifie ce qui se passe sur place ? Il y a urgence à trouver la bonne réponse à cette question essentielle. On peut imaginer que les télévisions qui se donneront les moyens d’enquêter, d’expliquer, d’éclairer sauront gagner la confiance de ceux qui les regardent. Sur le long terme. Pour construire une réputation de solidité et de référence dans notre monde en turbulences, peut-on vraiment négliger ces exigences ?  Si nous gagnons ce pari, alors oui, je comprendrai que le métier de grand reporter continue à faire rêver les jeunes !

NB : Il faudra les prévenir que les protagonistes d’un conflit  ont désormais l’œil sur nos reportages, en temps réel au moment de la diffusion ou en replay. Si le contenu ne leur convient pas, ils n’hésitent à menacer, à intimider. Qui peut ignorer pareil danger ?»

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