"Nous respectons nos engagements internationaux" : l'ombre de l'armement français au Yemen
Des armes françaises sont-elles utilisées contre des civils par les pays de la coalition, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes, engagés dans la guerre au Yémen ? La France estime que le risque est "sous contrôle". Ce que contestent de nombreuses sources.
C’est une "sale guerre" qui se déroule, loin des stylos, des caméras et des micros, au Yémen. Plus de 10 000 morts civils, plus de 20 millions de personnes qui ont besoin d’aide humanitaire, 14 millions de Yéménites qui n’ont pas accès au soin, selon Amnesty international. C'est un drame humanitaire sans précédent.
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Le rôle de la France
Ce conflit oppose les rebelles chiites houtis à une coalition internationale menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, avec le soutien des États-Unis. Mais pas seulement. Car la France entretient de longue date des relations commerciales avec l’Arabie saoudite. Ce pays était même en 2017 le deuxième client de la France en matière de ventes d’armes, selon les données d'un rapport au Parlement, datant de 2018 : 11 milliards d'euros de commandes ces neuf dernières années.
Début 2017, lorsqu’il était président de la République, François Hollande a même donné son feu vert à une autorisation administrative sur une vente d’armes aux Saoudiens… contre l’avis de son ministre des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, explique alors l'hebdomadaire Le Point. Quant aux Émirats arabes unis, autre client important, la France entretient des liens de coopération militaire très serrés avec ce pays : accord de défense et installation d’une base militaire à Abu Dhabi en 2009.
Y a-t-il des crimes de guerre au Yémen ?
C’est plus que probable. Selon un rapport d’un groupe d’experts, mandaté par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, (à lire ici, en anglais) toutes les parties au conflit (particulièrement les pays de la coalition) pourraient être responsables de crimes de guerre et de graves violations du droit international. Selon ce rapport, les frappes de la coalition menées par l’Arabie saoudite "ont causé le plus de victimes civiles directes". "Il y a des faits qui sont susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre, nous confirme le président de ce groupe d’experts, Kamel Jendoubi. Plusieurs objectifs civils ont été attaqués : des cortèges funèbres, des mariages, des hôpitaux, des immeubles… des quartiers où il n’y avait aucun objectif militaire."
Quelles armes françaises retrouve-t-on au Yémen ?
"Nous n’avons récemment vendu aucune arme qui puisse être utilisée dans le cadre du conflit yéménite", a affirmé la ministre des Armées, Florence Parly, le dimanche 20 janvier 2019, sur France Inter. Pourtant, selon l’Observatoire des armements (qui a publié en avril 2018 un rapport avec la FIDH, la Ligue des droits de l’homme et Sisters' arab forum for human rights), il existe une quinzaine de références d’armes françaises qui pourraient être impliquées dans la guerre au Yémen : blindés légers, hélicoptères de transport, drones de surveillance, fusils de précision, frégates, patrouilleurs en soutien aux navires de guerre, avions ravitailleurs, obus de mortier… De l’armement exporté dans les années 1990, comme les chars Leclerc vendu aux Émirats arabes unis, est également utilisé au Yémen, comme le montre un article d’un instructeur militaire sur "les leçons de l’engagement des chars Leclerc au Yémen". On y apprend que "les chars Leclerc ont une disponibilité opérationnelle plus que satisfaisante".
Des Mirage 2000 ont également été vendus par Dassault aux Émiratis avant le début du conflit. Des systèmes (baptisés "pods") de ciblage et de reconnaissance de l’entreprise Thalès équipent également ces Mirage.
Par ailleurs, le gouvernement, selon un communiqué de l'Elysée du 9 novembre 2017, continue à autoriser la signature de nouveaux contrats comme la vente de corvettes Gowind 2500 conçues par Naval Group aux Émirats arabes unis ou la fourniture de patrouilleurs à l’Arabie saoudite, début 2018 fabriqués par le chantier naval de Cherbourg, explique le journal La Tribune, le 2 janvier 2018.
Des canons Caesar (Nexter), d’une portée de 40 kilomètres ont également été livrés à l’Arabie saoudite, officiellement placés le long de la frontière saoudienne. Mais pour Aymeric Elluin d’Amnesty International France, "ces canons montés sur des camions sont facilement déplaçables et peuvent toucher des civils". La France fournit également de l’aide satellitaire et de l’armement numérique, notamment à travers une société française, baptisée Aircom, qui vend sa technologie de surveillance des télécommunications à l’Arabie saoudite et à l’Égypte.
Des entreprises françaises peuvent-elles être inquiétées ?
Sur le papier, oui. En effet, on ne vend pas uniquement des armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, mais aussi tout un accompagnement technique : pièces détachées, formation de techniciens, modernisation du matériel, maintenance, remise en condition opérationnelle… "Cette assistance d’entreprises françaises aux militaires saoudiens et émiratis peut être constitutive de complicité crime de guerre, si cela concerne du matériel utilisé à l’encontre de civils yéménites", estime Hélène Legeay, spécialiste des questions d’armements au Yémen. "La responsabilité pénale d’une entreprise [française] peut être engagée du chef d’homicide involontaire et complicité de crimes de guerre s’il est établi qu’après le début du conflit, et malgré les dénonciations publiques des violations graves perpétrées par les parties au conflit, elle a livré du matériel ou assuré des formations qui ont permis de commettre l’une de ces violations", estime également le rapport du cabinet d’avocats Ancile.
L’autre risque juridique concerne le blocus maritime, préoccupant. Toute une partie de l’aide humanitaire est régulièrement bloquée par des navires de la coalition, avec des conséquences catastrophiques pour la population civile. Une situation qui peut constituer un crime de guerre selon le groupe d’experts des Nations unies. Or des navires français et de la maintenance sont fournis aux pays de la coalition, souligne Mer et Marine. "En application du droit humanitaire international, il peut y avoir une qualification de crime de guerre, si l’intention est prouvée par une instance judiciaire, explique le président du groupe d’experts, Kamel Jendoubi. Le risque juridique existe, c’est clair et net."
Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de commission d’enquête ?
"On m’a expliqué qu’il y avait des enjeux économiques trop importants, et qu’il fallait donc mettre ma demande de commission d’enquête sous le tapis !" : le député de Haute-Garonne Sébastien Nadot (exclu du groupe La République en marche en décembre 2018 pour avoir voté contre le budget) s’est vu refuser la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur les ventes d’armes au Yémen. Il s'est expliqué sur sa requête dans le quotidien Libération, le 9 mai 2018.
À la place, la commission des Affaires étrangères a préféré créer une mission d’information parlementaire, mais avec moins de pouvoir. Le co-rapporteur de cette mission, le député des Hauts-de-Seine La République en marche (LREM), Jacques Maire, un ancien diplomate, dit vouloir "améliorer le dispositif" de contrôle, mais "sans fragiliser l’armement français". Pour Aymeric Elluin d’Amnesty International France, "il faut que la France renforce le débat contradictoire sur le sujet, comme aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Allemagne. Et que les ventes d’armes deviennent un sujet comme les autres lors de l’élection présidentielle."
Réponse du Quai d'Orsay, silence de l'Elysée et des Armées
"Nous respectons nos engagements internationaux" : c'est la réponse du ministère des Affaires étrangères à nos sollicitations. Interrogé sur les principaux points de notre enquête, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères précise que "tout ce qui peut porter atteinte à la sécurité des civils fait partie des critères qui [le conduit] à autoriser ou ne pas autoriser ces exportations" d’armement, dans le cadre d’une "analyse au cas par cas". En revanche, le ministère des Armées et l’Élysée n’ont pas répondu à nos demandes d’interviews.
Lire l’intégralité de la réponse du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
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