Comme toutes les femmes qui vivent sous la domination de l'Etat islamique, Stéphanie porte un sitar, un voile qui complète le niqab en masquant les yeux, et des gants chaque fois qu'elle passe le pas de sa porte. Pour que ses passeurs ne se méprennent pas, elle leur envoie des photos de ses chaussures et de son sac à main, les seuls éléments qui la différencient d'une autre femme dans l’espace public. Consciente du danger, Stéphanie ruse. "Toutes les deux semaines environ, je rachetais un téléphone et je créais une nouvelle ligne WhatsApp pour leur envoyer ces photos ou communiquer avec eux. Je faisais attention de changer souvent de 'point-phone' [taxiphone]. Il fallait ne laisser aucune trace. Si les moudjahidines se doutaient que je voulais partir, j'étais morte."
Les passeurs fixent une dizaine de rendez-vous à Stéphanie. Chaque fois, elle s’y rend et attend. Mais personne ne vient. "J’ai compris plus tard qu’ils me testaient. Ils étaient bien là, mais ils m’observaient." Les passeurs ont des techniques bien rodées. Lorsqu'ils exfiltrent quelqu'un, ils prennent soin de se déplacer à deux : l'un va chercher celui ou celle à faire passer, l'autre, caché, surveille que tout se passe bien.
Stéphanie est déterminée à quitter l’horreur de l'Etat islamique et prend parfois de gros risques. Comme ce soir de janvier où, pour se rendre au point de rendez-vous, elle descend de chez elle à 20 heures – une heure à laquelle les femmes ne sont pas autorisées à sortir. "J'habitais dans une rue très fréquentée par les moudjahidines, explique la jeune femme. Alors, le seul moyen que j’ai trouvé, c’était de jeter un jouet de mon fils par la fenêtre pour descendre le chercher." A la manière d’une mère qui dispute un enfant turbulent, elle empoigne son fils et dévale les escaliers de l’immeuble.
Sa course est stoppée nette, lorsqu’elle tombe nez à nez avec un combattant de l'EI. L’homme la fixe, avec sa kalachnikov en bandoulière. "Il m’a demandé ce que je faisais. J’ai fait mine de rien comprendre." Stéphanie ne bredouille que quelques mots d’arabe. Quand les discussions deviennent trop complexes, elle parle en anglais. Le soldat hésite quelques secondes, puis la laisse partir. Le temps qu’elle sorte, son contact a déjà filé. Au pied de son immeuble, Stéphanie est désespérée. Elle ne se doute pas que le surlendemain sera le jour J.
Ce samedi, le muezzin résonne dans les rues de Raqqa. Il est l’heure du Dohr, la seconde prière de la journée, au milieu de la matinée, quand Stéphanie s’approche du passeur, sans le regarder. L'homme prononce le mot de passe dont ils ont convenu et commence à marcher. Elle prend son fils par la main et le suit. "Heureusement que j’avais mon niqab pour me cacher, parce qu’une Européenne et un Syrien, ça aurait éveillé les soupçons. Si on m’adressait la parole, je devais me toucher la bouche pour prétexter une rage de dents." Ils sautent ensemble dans un taxi. C’est le début d’une longue cavale.
Pendant un mois, Stéphanie est cachée par différentes familles syriennes. "Ils étaient très gentils avec moi, j’ai eu beaucoup de chance de tomber sur eux", témoigne-t-elle. D’habitude, les jihadistes étrangers ne sont pas appréciés par les Syriens qui vivent sous la domination de l’Etat islamique. "Pour eux, nous sommes venus détruire leur pays. Dawla, l’obligation de porter le niqab, les bombes de la coalition : tout ça, c’est de notre faute." Mais la présence du fils de Stéphanie change la donne. Les mères syriennes qui les hébergent se prennent d’affection pour le petit garçon. "C’était comme si mon fils et moi étions de la famille. Lorsque nous nous sommes quittés, nous avons beaucoup pleuré." En effet, il faut partir. On explique à Stéphanie que sa photo ainsi que celle de son enfant sont affichées dans les rues de Raqqa. Qu’elle sera décapitée, si on les retrouve.
Devant la maison, située dans la campagne syrienne, un homme les attend pour les emmener dans une zone contrôlée par les rebelles de l’Armée syrienne libre. Deux semaines plus tard, ils partent pour Kobané, dans le nord du pays. Depuis le mois de janvier 2015, la ville est contrôlée par les forces kurdes syriennes du YPG. Ceux-là mêmes que combattait Youssef, son défunt mari. Stéphanie ne sait pas ce qui l'attend. "Je pensais rentrer chez moi en 24 heures. Ça faisait déjà un mois et demi que j'étais sur les routes, se rappelle la jeune femme. Il est très difficile de quitter la Syrie. Y aller, à côté, c’était très simple."