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Etat islamique : que faire de l'image de la mort?

La plupart des médias internationaux n’ont pas montré l'égorgement d’Hervé Gourdel par des jihadistes algériens. Les chaînes françaises ont décidé de faire de même. Explications d'Hervé Brusini, directeur des rédactions web de France Télévisions.

Article rédigé par Hervé Brusini
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Le Français Hervé Gourdel, enlevé en Algérie le 21 septembre 2014 (photo non datée). ( AFP )

Ne pas montrer. Tacitement, les grands médias du monde semblent s’être fixés la même règle de conduite au nom de la dignité humaine. Il n’en avait pas été ainsi pour les Américains James Foley et Steven Sotloff et pour le Britannique David Haines, les trois précédentes victimes occidentales filmées par l’organisation de l’Etat islamique. Mais cette fois, la plupart des organes de presse n’ont pas relayé la mise en scène de l'égorgement d’Hervé Gourdel par des jihadistes algériens. France Télévisions a décidé de faire de même. Pourquoi ?

Parce qu’entre les médias et l’image faite pour terroriser, il existe une longue histoire chaotique dont on tire peu à peu les leçons. Cette histoire reste à écrire. Elle a pour leitmotiv la nécessité, pour l’action terroriste, de se faire entendre le plus possible par la société, le groupe ou la communauté qui constitue sa cible. Et voilà qui explique ce vieux et indissociable couple que forment médias et terrorisme. Pour certains, il suffirait  alors de ne plus en parler pour faire disparaître le problème. Outre la courte vue du raisonnement, les exigences légitimes de la démocratie rendent impossible une telle attitude.

Les ravisseurs diffusent eux-mêmes leurs monstruosités

Au fil du temps, l’information sur l’action terroriste a balancé entre la seule fonction de faire caisse de résonance à la violence et celle d’enquêter sur ses auteurs. Dans les années 1970 et 1980, les médias de masse relayaient les communiqués d’Action directe (en France) ou des Brigades rouges (en Italie). Les portraits de leurs otages s’affichaient à la une. Et lorsqu’il y avait des victimes, la télévision envoyait ses équipes filmer la scène de crime. Aujourd’hui, ce sont les ravisseurs eux-mêmes qui diffusent leurs monstruosités.

La France a également connu le choc des attentats venus d’ailleurs sur son territoire. Là encore, le spectacle de la souffrance a longtemps eu l’exclusivité des écrans. Mais l’enquête, qui est le propre du journalisme, a fini par soumettre l’événement terroriste à la question, et plus seulement à son constat. Qui se cachait derrière les sigles ? Quelles étaient les motivations des groupes agissants ? Le mot "terrorisme" était-il le plus adapté ? 

L'image peut être preuve de vie, mais aussi preuve de mort

En 1985 et 1986, les prises d’otages au Liban ont imposé de nouveaux questionnements aux rédactions. Etait-il pertinent d’afficher, chaque soir au journal de 20 heures, les visages de Marcel Carton, Marcel Fontaine, Michel Seurat, Jean-Paul Kauffmann, et ceux de l’équipe d’Antenne 2, composée de Philippe Rochot, Jean-Louis Normandin, Georges Hansen et Aurel Cornéa ? Faisait-on ainsi une publicité involontaire aux ravisseurs ?

Photomontage de portraits non datés de six anciens otages français détenus au Liban dans les années 1980. De haut en bas et de g. à dr., l'historien et sociologue Michel Seurat, mort en détention, le journaliste Jean-Paul Kauffmann, le caméraman Georges Hansen, les diplomates, Marcel Carton et Marcel Fontaine et le journaliste Jean-Louis Normandin. (DSK / AFP)

On a commencé à mettre en place des règles non écrites: floutage des visages, suppression du son des paroles d’otages sous contrainte… En même temps que les ravisseurs découvraient l’usage de la vidéo, les médias se réappropriaient ces images en travaillant sur elles. A chaque fois, le cas de figure est singulier. Il arrive qu’une image de détention soit la  bonne nouvelle tant attendue d’une preuve de vie.

Les images produites par l’organisation de l’Etat islamique obéissent à une véritable stratégie. Précisément, il semble que pour l’organisation de l’Etat islamique, il n’y ait pas de preuve de vie par l’image, seulement des preuves de mort. Cela ressort de sa stratégie politique : convertir l’autre ou le faire disparaître. Publier une vidéo d’otage c’est, à terme ou dans l’instant, la promesse de son élimination. 

Une mise en scène rodée 

Le groupe algérien des "soldats du califat" (Jund Al-Khalifa) n’a pas fait autre chose avec Hervé Gourdel. L’horreur de cette mort autant que  sa mise en images codifiée signifient l’allégeance de ces anciens du GIA (le Groupe islamique armé, apparu dans les années 1990) aux commandements de la puissante organisation de l'EI.

On peut certes parler de folie. Mais une rationalité guide les jihadistes. "Depuis 2006, l’organisation de l’Etat islamique s’est dotée d’un véritable gouvernement avec des ministres du commerce ou de l’information-communication, explique l’islamologue Mathieu Guidère. Précisément, le responsable des vidéos d’otages est installé dans le bâtiment de la télévision de Mossoul [Irak]. C’est un ancien baasiste, qui fut partie prenante de l’administration de Saddam Hussein."

De fait, l’exercice de mise en scène est patent. Un logo est incrusté et la victime agenouillée porte la tenue orange destinée à rappeler celle des prisonniers de Guantanamo, cette prison américaine où sont détenus de nombreux combattants islamistes. La présence d’un micro peut se deviner dans le cas de David Haines, par exemple. Le bourreau est debout, silhouette noire, armé d’un couteau. Il délivre sentences et menaces. Le cadre de la prise de vue ne varie pas. Et puis il y a la mise en ligne, toujours au moment prévu. Cette mise à mort est le programme pensé, produit pour le canal numérique de l’Etat islamique.

On le sait depuis le 18 septembre dernier, ce canal possède son présentateur, contraint et forcé. Son nom est John Cantlie, il est otage depuis novembre 2012. Dans une récente vidéo, ce journaliste britannique affirmait ne pas savoir s’il vivrait encore longtemps. Il ajoutait que "les prochains programmes" allaient  "montrer la vérité" de l’Etat islamique. "Certestoutes ces images sont disponibles sur internet, explique Pascal Golomer, le directeur délégué à l’information de France Télévisions. Mais devons-nous faire de même, diffuser sans choisir ? De plus, ces images ont un tel impact que toute tentative d’explication est condamnée à l’échec."

Savoir renoncer à diffuser les images

Ces images entrent dans le cadre d’un conflit où toutes les images doivent être questionnées. Le mot est dans la bouche de tous les responsables politiques français ou étrangers : une guerre vient d’être déclarée à l’Etat islamique autoproclamé. Et l’image est au cœur de ce champ de bataille. Or, du combattant jihadiste, les médias ne possèdent que peu de représentation. Les reportages réalisés dans l’organisation de l’Etat islamique sont rarissimes. On dispose principalement de la série documentaire réalisée par la chaîne Vice News en août dernier, à Raqqa (Syrie).

La tentation est donc grande d’utiliser les images tournées sur l’Etat islamique par l’Etat islamique lui-même. Ce qui fut fait et l’est encore parfois. "Nous devons être particulièrement vigilants sur ce point, affirme Pascal Golomer. Ces prises de vue ne peuvent en aucun cas constituer un fond d’illustration pour les commentaires." De même, pour chaque épisode du conflit entre l'EI et la coalition menée par les Américains, du côté des Occidentaux, les images sont le plus souvent fournies par les  militaires. En noir et blanc, dans un viseur, des masses au sol subissent des bombardements. On connaît le reproche récurrent de la guerre représentée sous forme de jeu vidéo. Là encore, la vigilance ne peut être que de rigueur. Ce sont donc bien toutes les images qui doivent être interrogées, expliquées, critiquées… jusqu’à parfois renoncer à les diffuser.

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