Explosions à Beyrouth : pourquoi le qualificatif de "système corrompu" est-il si souvent utilisé pour décrire le Liban ?
Après la catastrophe qui a fait au moins 154 morts et qui a ravagé une partie de la capitale du Liban, de nombreux habitants pointent la responsabilité de la corruption endémique du pays. Un système clientéliste qui conduit désormais le pays dans l'impasse.
En visite sur les décombres encore fumantes du port de Beyrouth, Emmanuel Macron a appelé, jeudi 6 août, les élites du Liban à "des initiatives fortes pour lutter contre la corruption". Cette corruption est considérée par de nombreux Libanais comme la principale responsable de la double explosion qui a fait au moins 154 morts et des milliers de blessés, mardi. C'est aussi elle qui est accusée d'avoir engendré la dramatique crise économique qui plonge la moitié des Libanais sous le seuil de pauvreté et qui a poussé des centaines de milliers de personnes dans la rue, fin octobre, pour réclamer le départ de la classe politique au pouvoir.
Derrière ces défaillances se cachent plusieurs mécanismes de malversation : pourquoi, concrètement, l'expression de "système corrompu" est-elle si souvent utilisée pour parler du Liban ?
Parce que les communautés religieuses profitent des réseaux clientélistes
Maintenir un équilibre entre les différentes communautés : tel était le but du système politique institué à la fin de la guerre civile (1975-1990) pour préserver la cohésion du Liban. La tradition constitutionnelle veut que le président soit donc un chrétien maronite, et le Premier ministre, un musulman sunnite, par exemple.
Le partage des pouvoirs entre communautés devait se limiter à la Constitution : il a finalement mené, au fil des années, à la fragmentation progressive de la société entre réseaux confessionnels, selon Fouad Debs, avocat-juriste au barreau de Beyrouth et militant prodémocratie. "Les élites de chaque confession placent des membres de leur communauté dans chaque institution, chaque grande entreprise. Par exemple, le dirigeant druze va s’assurer de la nomination de juges druzes dans la justice, dans l’armée, dans l’administration et la police", explique-t-il à franceinfo. Si bien que "des réseaux de dépendance et de fidélité se sont mis en place dans chaque confession".
Parce qu'au Liban, tout peut s’acheter
Obtenir ses papiers d’état civil, faire immatriculer une voiture, avoir accès aux soins ou à l’éducation : au Liban, il faut mettre la main au porte-monnaie pour pouvoir accéder à des services officiellement assurés par l’Etat, ou offrir en compensation. Les habitants doivent souvent quémander un travail, une place, auprès de l'oligarchie.
En visite au parlement de Beyrouth, la spécialiste du Liban et du chiisme politique Aurélie Daher se souvient de longues files de citoyens venus quémander des services auprès des parlementaires : "Un homme venait essayer d’obtenir une place dans une bonne université pour son fils car il n’avait pas les moyens de l’inscrire. Un autre avouait connaître de grandes difficultés financières suite au décès de son père et espérait trouver un travail de bagagiste grâce à un député qui a des contacts à l'aéroport", raconte la chercheuse. A la fois cause et conséquence de la défaillance des institutions, ces réseaux de clientélisme remplissent le rôle d'un Etat aux abonnés absents : "L'oligarchie pourrait ainsi distribuer collectivement ses ressources en élaborant des politiques publiques, mais préfère les distribuer à des 'clients' pour se constituer un réseau et une base de soutien", analyse Aurélie Daher pour franceinfo.
Parce que les élites puisent dans les ressources de l’Etat
Depuis trente ans, la classe politique s’est servie dans les caisses de l’Etat, creusant petit à petit la dette libanaise. "Après la fin de la guerre, des mafias se sont greffées sur le processus de reconstruction. Toutes les élites ont voulu prendre leur part du gâteau et faire profiter famille et amis", détaille Aurélie Daher à franceinfo. A l’instar de la société de BTP Solidere, fondée par Rafiq Hariri, le père de l’ex-Premier ministre Saad Hariri. "L’entreprise, comme d’autres groupes appartenant notamment au régime syrien, ont facturé les travaux de reconstruction à prix fort, détournant sans scrupules les fonds publics", affirme la chercheuse. La corruption gangrène ainsi les marchés publics, et brouille les rapports entre les sphères publiques et privées au profit de grandes dynasties familiales et économiques.
Parce que le système bancaire est en partie frauduleux
Le système financier libanais repose sur l’endettement constant de l’Etat, ce qui appauvrit la population sans faire vaciller la classe dominante. Les banques attirent les fonds étrangers avec des taux d'intérêt de placement extrêmement avantageux – à hauteur de 20% – avant de prêter cet argent à la Banque du Liban... qui rembourse avec des intérêts encore plus forts. C’est ce qu’on appelle une "pyramide de Ponzi" : les banques remboursent les intérêts avec l’argent des nouveaux clients. Le système a fait illusion… jusqu’à ce que les fonds étrangers se tarissent ces dernières années, quand les riches investisseurs des pays du Golfe, affectés par la chute du prix du pétrole, ont réduit la voilure.
Résultat, l’Etat s’est endetté à hauteur de 92 milliards de dollars, soit 170% de son PIB. Voyant l’économie s’effondrer, les banques et les oligarques ont assuré leurs arrières en transférant leurs ressources à l’étranger. D’après l’ancien directeur général du ministère des Finances libanais Alain Bifani, cité par le Financial Times (article payant, en anglais), 6 milliards de dollars ont été illégalement exfiltrés du pays. "Pendant ce temps, la population bascule dans la famine. La livre [la devise du Liban] s’est dévaluée et les Libanais ne peuvent plus retirer de dollars. Les familles ont perdu toutes leurs réserves, s’indigne auprès de franceinfo l’avocat Fouad Debs. Ce système financier est criminel !"
Bankers ‘smuggled’ $6bn out of Lebanon, says ex-finance chief https://t.co/U9xmmj1z1o
— Middle East & Africa (@FTMidEastAfrica) July 13, 2020
Parce que la démocratie est chancelante
Alors que 50% de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté et que les finances publiques sont à sec, les Libanais dépendent plus que jamais de ce système clientéliste pour survivre. Au détriment de la démocratie : "Les oligarques se maintiennent en place car les gens comptent sur eux pour vivre, note Fouad Debs. On propose à des gens qui meurent de faim 200 euros en échange d’un vote ! Ils ne peuvent pas se permettre de refuser." Pour la chercheuse Aurélie Daher, "le Parlement est désormais considéré comme un prestataire de services". Selon un rapport de l’organisation Transparency International, qui lutte contre la corruption, un Libanais sur deux se voit offrir des pots-de-vin en échange de son vote, tandis que plus d’une personne sur quatre reçoit des menaces si elle ne vote pas d’une certaine manière. Ce qui entretient le cercle vicieux, et permet au système de perdurer.
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